Entretien avec Wilfrid Lupano, scénariste des "Vieux Fourneaux"

« Je ne serais pas surpris qu’Edgar Morin soit fiché S »

Trois potes d’au moins 70 berges, de vieilles histoires de combats syndicaux, des tentatives de sabotage et un collectif militant dénommé Ni Yeux Ni Maître... Dans leur série BD Les Vieux Fourneaux, le scénariste Wilfrid Lupano (49 ans) et le dessinateur Paul Cauuet (40 ans) se penchent avec une bonne dose d’humour grinçant sur une vieillesse qui n’a pas dit son dernier mot... Le sixième tome, L’Oreille bouchée, est paru en novembre aux éditions Dargaud : l’occasion de revenir, en compagnie de Lupano, sur son travail et le regard qu’il porte sur les anciens en lutte.
Extrait d’une planche signée Wilfrid Lupano et Paul Cauuet

Les personnages des Vieux Fourneaux ont un côté militants altermondialistes de chez Attac. C’est-à-dire une réserve d’anciens gauchistes alliés à des anars qui continuent à lutter contre le vieux monde. Mais le vieux monde, n’est-ce pas eux ?

« C’est totalement eux. Ils sont à la fois victimes et bourreaux, ce qui rend à mon avis leur génération intéressante. Les trois n’ont pas le même rapport à la politique. Pierrot est clairement le plus radical, anar à l’ancienne. Jeune, il a même été illégaliste, a commis des bracos [braquages], etc. Antoine est un délégué syndical à la retraite ; il a bossé toute sa vie dans la même boîte, là où il est né. Et Mimile a vécu les Trente Glorieuses un peu en mode youpi, pas vraiment politisé. Il essaye de rattraper son retard.

Leur point commun, c’est d’être amis depuis l’école communale, malgré les différences. Avec des hauts et des bas, ils essayent de maintenir ce lien, qui est ce qu’ils ont de plus cher. J’ai moi-même un ami d’enfance macroniste, c’est pas facile. »

De quelle génération sont issus tes personnages ?

« Ce sont des gens qui sont nés à la fin des années 1930, à peu près. Autrement dit, quand ils étaient enfants, on labourait encore les champs avec une vache et une charrue. Et ils ont dû encaisser la guerre mondiale, l’invention des médias modernes, la conquête spatiale, la génétique, le consumérisme, la libération des mœurs, l’informatique, Internet, les smartphones, la finance haute fréquence1, etc. Je ne suis pas certain qu’il y ait une seule autre génération dans l’histoire de l’humanité qui se soit mangée une telle accélération civilisationnelle. J’ai l’impression que le monde a plus changé durant les 80 dernières années que pendant les trois siècles précédents. Ça en fait une génération vraiment à part. Mais l’accélération n’est pas finie ! Wait and see, les enfants de boomers. »

Qu’apportent les anciens aux luttes actuelles ? Ne plombent-ils pas la spontanéité de la jeunesse ?

« C’est le sempiternel paradoxe : “Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait.” Je suis assez d’accord pour reconnaître que le monde d’aujourd’hui a besoin de nouvelles formes de luttes. Mais je ne suis pas certain que seuls des jeunes aient la capacité de les inventer. À Notre-Dame-des-Landes, par exemple, on a vu d’assez beaux exemples de luttes intergénérationnelles. Et dans des endroits comme la Guyane, même s’il y a des mouvements comme la Jeunesse autochtone de Guyane (JAG), les luttes contre les projets miniers sont menées par la communauté dans son ensemble, sans distinction d’âge. J’aime bien cette idée. »

Les vieux sont très présents dans les mobilisations. À quoi est-ce dû, selon toi ?

« D’abord, ils sont de plus en plus nombreux en proportion de la société ; et ils ont le temps. Ceux qui viennent en manif, il faudrait se renseigner, mais je ne suis pas certain qu’ils viennent de découvrir l’activité. Encore que je connaisse quelques personnes âgées qui ont manifesté pour la première fois récemment. Celles-là, c’est surtout l’urgence climatique qui les mobilise – et la casse du système de retraite, naturellement. »

Macron n’est-il pas trop jeune pour une population si vieille ?

« Je ne crois pas que j’aurais préféré Juppé – ou Fillon. Et Macron n’est pas plus populaire chez les jeunes. Il est là pour faire un travail précis, qu’il fait à merveille : permettre à des (vieilles) fortunes de se dilater dans un contexte sans croissance et sans emploi. » 

Les personnages de bandes dessinées sont souvent jeunes et sportifs : Alix, Spirou, Tintin… Pour quelle raison as-tu choisi des vieux ?

« Avec Paul Cauuet, on avait envie de faire une proposition alternative. On s’est dit : trois vieux potes d’enfance et une jeune femme enceinte, ça ferait une chouette équipe pour parler de la transmission, qui est le sujet central de la série. Le monde qu’on laisse à ceux d’après. »

Tes vieux sont-ils inspirés d’un vieil oncle ou des Pieds nickelés ?

« Des Pieds nickelés, c’est une certitude, mais pas d’un vieil oncle. En revanche, j’ai bossé pendant quinze ans dans les bistrots, dans ma vie d’avant, et mes personnages sont faits de petits bouts de pas mal de mes clients. »

Dans tes BD, tu proposes des allers-retours entre actualité et récit. Comment te débrouilles-tu pour ne pas pondre un tract ennuyeux ?

« En gros, j’essaye de rendre compte de la complexité de la panade, d’avoir des personnages humains, c’est-à-dire souvent assez cons, à côté de la plaque, pétris de contradictions, ou ayant fait et dit des conneries dans leurs vies et essayant de composer avec ça. On essaye surtout de garder tout le temps à l’esprit que la vieillesse n’est pas une identité mais un état. Que nos vieux ont été jeunes, qu’ils ont aimé et été aimés, que la vie les a changés, etc. On voulait aussi lutter contre l’idée que quand tu es vieux, tu es “out”. Et puis je suis intoxiqué à l’actu, je passe mon temps à essayer de piger l’époque dans laquelle je vis et, surtout, j’essaye d’utiliser la formidable caisse de résonance des Vieux Fourneaux pour faire remonter dans les couches drolatiques du mainstream dans lesquelles je navigue des points de vue que l’on n’y croise pas souvent. »

Le sixième tome des Vieux Fourneaux s’appelle L’Oreille bouchée2, référence à L’Oreille cassée de Tintin. Tu y situes l’action en Guyane, autour du (très contesté) projet minier de la Montagne d’or. Pourquoi ce sujet ?

« Difficile de répondre sans “divulgâcher” l’album. Mais ce sujet, c’est le second thème central de la série. Nos trois lascars se sont construits en tant que minots autour d’histoires de pirates. D’une fraternité et de montagnes d’or à leurs pieds. Et ce délire de l’accumulation, du magot comme moteur de tous les possibles, de toutes les libertés, ils sont obligés de le reconsidérer, au crépuscule de leur vie. Ils se disent que, pour des rebelles, ils ont quand même vachement eu les mêmes fantasmes qu’oncle Picsou et, surtout, ils prennent conscience que l’or n’apparaît pas par magie dans les coffres des bateaux pirates. Il est arraché à la terre. »

Dans cet album, un flic chute au sol. Quelqu’un en profite pour lui coller au dos de l’uniforme un sticker sur lequel est écrit : « Nous vous souhaitons un prompt rétablissement et aussi, peut-être, une certaine forme de sagesse. » Une référence limpide aux propos adressés par Emmanuel Macron à Geneviève Legay, cette militante de 73 ans blessée par une charge policière à Nice en 2019. Cette scène, c’est une vengeance symbolique ?

« Les activistes du groupe de Pierrot, Ni Yeux Ni Maître, veulent faire des trucs, mais sont conscients de leur âge. Or, “l’usage proportionné de la force”, si cher à la doctrine française du maintien de l’ordre, est légèrement parti en cacahuète ces derniers temps – ça n’a échappé à personne. Ils essayent donc de pratiquer un activisme joyeux qui les préserve autant que possible des coups de matraque et des balles de LBD. Il faut connaître ses limites. J’ai la plus grande tendresse pour l’activisme joyeux, qui est un outil pas du tout suffisant mais qui peut avoir de grandes vertus. »

Le personnage de Pierrot est fiché S, de « la mouvance d’ultragauche ». La police prend donc au sérieux le pouvoir de nuisance des vieux ?

« Le fichier S est tout de même une large blague, une sorte d’auberge espagnole de la contestation. Je ne serais pas surpris si Edgar Morin [intellectuel de gauche âgé de 99  ans] y figurait pour avoir “séquestré” une chaise de la banque HSBC, il y a quelques années. Et je pense quand même que pas mal de flics se retrouvent un peu emmerdés devant des activistes âgés. Pas tous, hélas. »

Propos recueillis par Christophe Goby

1 C’est-à-dire le trading automatisé : des transactions financières effectuées à toute berzingue par des algorithmes informatiques.

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