Entretien anti-âgiste avec la sociologue Juliette Rennes
« Comme si la révolution ne pouvait venir que de la jeunesse... »
Dans l’Encyclopédie critique du genre, un ouvrage publié sous la houlette de Juliette Rennes1 et paru en 2016 aux éditions La Découverte, la sociologue propose une définition tout en précision de l’âgisme, un « terme forgé par analogie avec le racisme et le sexisme par [le gérontologue] Robert Butler pour désigner l’ensemble des attitudes, stéréotypes et pratiques discriminatoires envers les personnes catégorisées comme vieilles ». Peu mobilisée en France, cette notion a pourtant été investie dès les années 1970 aux États-Unis.
Elle y fut d’ailleurs largement popularisée par les Gray Panthers, un « gang » de retraité·es américain·es se battant contre le joug paternaliste et oppressif que la société fait peser sur les personnes âgées. Ces activistes, dont les méthodes défrayaient la chronique, s’opposaient également tant aux conditions carcérales aux États-Unis qu’à la guerre au Vietnam.
Sociologue spécialiste des mobilisations pour l’égalité, des questions de genre, d’âge et des discriminations qui y sont associées, Juliette Rennes ne nous parle pas seulement des Gray Panthers mais revient aussi sur l’histoire des mouvements anti-âgistes en France (auxquels elle consacre actuellement une enquête). Elle invite au passage à questionner plus globalement la façon dont les anciens et les anciennes constituent aujourd’hui une maille essentielle du tissu des luttes sociales.
Méconnues en France, les Gray Panthers sont pourtant une figure de proue des mobilisations anti- âgistes. Comment sont-elles nées ?
« C’est un collectif intéressant qui n’a pas vraiment d’équivalent dans les mouvements français des années 1970 sur lesquels je travaille. À l’origine des Gray Panthers, il y a quelques femmes retraitées qui réclament l’abolition de l’âge obligatoire de départ à la retraite. C’est une réclamation qui, vue de France, peut étonner pour un mouvement de gauche ; mais il faut la comprendre dans une logique de défense des libertés individuelles et savoir qu’elle était articulée à une revendication de droits sociaux : pour les Gray Panthers, il s’agissait de permettre à ceux et celles qui souhaitent continuer à travailler de le faire, tout en luttant pour le droit au repos de ceux et celles qui souhaitent arrêter. Les Gray Panthers défendaient aussi le principe d’une sécurité sociale universelle.
Leurs revendications étaient assez polyvalentes. Elles ont par exemple mené des actions pour protester contre les coupes budgétaires dans les transports publics à Philadelphie, en bloquant les voies de bus avec leurs fauteuils roulants et leurs cannes. De même, elles se sont associées à un groupe militant d’Africains-Américains pour dénoncer la pauvreté et les discriminations subies dans le système de santé par les Noir·es âgé·es. En décembre 1971, elles ont aussi coorganisé un contre-congrès sur ce thème, au moment où avait lieu la très officielle White House Conference on Aging qui ignorait ces enjeux. C’est d’ailleurs à la suite de cette action qu’elles ont décidé de s’appeler les Gray Panthers, en référence au mouvement révolutionnaire africain-américain des Black Panthers.
Elles luttaient également sur le front des représentations, obtenant une loi contre les stéréotypes véhiculés par la télévision sur les vieux et les vieilles, par analogie avec ceux qui existaient sur le sexe et la race. Le mouvement a rapidement pris de l’ampleur : au milieu des années 1970, des comités locaux, en général mixtes, étaient présents dans la plupart des grandes villes des États-Unis. »
Les Gray Panthers ne se battaient donc pas uniquement pour leurs intérêts propres...
« C’était, disons, un mouvement qui a repris l’agenda des revendications des gauches critiques de l’époque : les questions du pacifisme, du féminisme, des droits sociaux... Les Gray Panthers défendaient aussi l’idée qu’il fallait repenser l’organisation des âges dans son ensemble, que les jeunes étaient également discriminés dans l’accès à l’emploi et que finalement l’un des enjeux de leurs luttes était la critique de la domination des adultes non vieux dans l’organisation sociale. »
Leur mouvement était d’ailleurs intergénérationnel...
« Oui, c’est aussi ce que décrit une Française, Chantal Latour, qui militait en 1975 dans le comité local de San Diego alors qu’elle avait, elle, moins de 30 ans. C’est en partie ce qui a fait que les Gray Panthers utilisaient les modes d’action collective de l’époque : l’humour, la dérision, le happening… Malgré l’écart générationnel avec la jeunesse en lutte, elles étaient complètement en phase avec leur temps dans leur façon de protester. »
Le visage que l’on retient de ce mouvement, c’est d’abord celui de Maggie Kuhn, sa fondatrice...
« Maggie Kuhn a en effet fasciné les médias, non seulement parce qu’elle s’exprimait avec beaucoup de clarté et de charisme, mais aussi parce qu’elle prenait à contre-pied certaines attentes sur les personnes de sa tranche d’âge (elle est née en 1905) : elle avait l’apparence rassurante d’une bonne mamie bien sage, mais elle contrebalançait ces attentes par un discours radical sur l’ordre des âges et sur bien d’autres sujets. Elle disait que la vieillesse est un âge excellent pour la provocation et le scandale : il s’agissait de casser l’idée que les vieux et les vieilles ne pourraient être valorisés que comme garants de l’ordre social et de sa reproduction. L’objectif : ne pas donner prise aux attentes selon lesquelles la “sagesse” du grand âge permettrait de tempérer la fougue de la jeunesse. Au contraire, ce que défendait Maggie Kuhn, c’est que la vieillesse peut être le moment de se positionner de manière plus contestataire, parce qu’à cet âge-là on est justement un peu en marge des enjeux de reproduction de l’ordre social. »
À ce moment-là, où en étaient les luttes anti-âgistes dans son pays ?
« Aux États-Unis, les années 1970 sont une période charnière dans le processus de politisation des préjudices liés à l’âge. Au début des années 1960, le droit antidiscriminatoire se constitue, avec la reconnaissance des discriminations liées au sexe et à la race. Dans le sillage de ce cadre juridique, les discriminations fondées sur l’âge sont également reconnues en 1967, notamment grâce à des enquêtes qui montraient la difficulté des travailleurs de plus de 40 ans à trouver ou retrouver un emploi. Dans les années 1970, l’anti-âgisme se construit donc également en articulation et en analogie avec les luttes féministes et antiracistes.
On est aussi alors dans un contexte où se développe la gérontologie sociale : une approche pluridisciplinaire de la vieillesse, qui articule sciences médicales et sciences sociales. Une idée simple mais féconde qui se développe alors, c’est celle selon laquelle l’expérience de la vieillesse ne doit pas être pensée comme le reflet d’un déclin biologique qui serait inéluctable, mais qu’elle peut être radicalement modifiée par de nouvelles formes d’organisation sociale. »
Les mêmes questions se posaient-elles en France à cette époque ?
« Pas tout à fait, mais on retrouve certains éléments communs. En France, dans les années 1970, se développent les politiques du “troisième âge”, avec un vaste réseau de maisons de retraite, des clubs et universités du troisième âge... donc toute une politique qui comporte à la fois des aspects positifs, puisqu’elle implique plus de moyens publics pour la partie la plus âgée de la population ; mais en même temps avec une logique assez paternaliste et différentialiste, puisqu’il s’agit de créer des espaces réservés à une certaine tranche d’âge et gérés par des experts du troisième âge plutôt que par les intéressé·es.
Parallèlement à ces initiatives, on assiste à la naissance de mouvements contestataires plutôt marginaux qui politisent autrement la question de la vieillesse. Des mouvements ancrés dans la critique de la frontière entre personnes productives et non productives ainsi que dans la dénonciation de l’appropriation par les experts des discours sur le troisième âge. Autant d’éléments idéologiques des années 1968 qui sont mobilisés par des travailleurs sociaux, des psys, etc. pour imaginer une autre vieillesse. »
Comment se matérialisent alors ces critiques en France ?
« Elles sont assez dispersées. J’enquête en ce moment sur un centre social des années 1970, le Tournesol, qui a fonctionné pendant six ans rue Saint-Maur, à Paris, dans le 11e arrondissement. Un lieu d’accueil intergénérationnel prioritairement destiné à la population retraitée et pauvre du quartier. Le centre était alors financé par les Petits Frères des Pauvres, mais ses bénévoles, essentiellement des femmes, étaient assez éloignées de cette association : c’étaient des psys et travailleuses sociales qui reprenaient à leur compte les discours de l’antipsychiatrie de l’époque pour mettre en question l’enfermement des vieilles personnes... Ce lieu proposait des activités intergénérationnelles, notamment artistiques. On y aidait aussi les femmes à monter leur dossier de retraite. Il y avait également des groupes de parole et des activités de soutien aux réfugiés politiques. Un peu comme les Gray Panthers, les membres de ce centre ont organisé un contre-congrès de gérontologie où l’on donnait la parole aux personnes âgées sur leur situation plutôt qu’à des cadres et hauts fonctionnaires spécialistes des politiques de la vieillesse.
Les membres de Tournesol ont aussi contribué à initier un journal humoristique dans lequel dessinaient certains de Charlie Hebdo : Mathusalem, le journal qui n’a pas peur des vieux, qui a duré deux ans. Cette publication voulait parler sans tabou de l’expérience du vieillissement et donner la parole aux intéressé.es. Mais, si certains se sont emparés de ces questions, il y a finalement peu d’exemples similaires : les années 1970 en France sont surtout l’âge d’or des mouvements de jeunesse. »
C’est d’ailleurs plus sous l’impulsion de jeunes militants que des personnes âgées elles-mêmes que ces initiatives sont nées...
« En effet… Il a certes existé un groupe de parole féministe éphémère de femmes “âgées” – Les Mûres prennent la parole (en 1979) – et des Panthères grises en France dans les années 1980, mais rien à voir avec l’ampleur des Gray Panthers. Aujourd’hui, ces combats sont surtout portés par des personnes qui étaient jeunes dans les années 1970, qui ont eu une socialisation militante à l’époque, qui se sont ensuite politisées sur la vieillesse au cours de la dernière décennie, au moment où elles-mêmes commençaient à être perçues comme âgées. »
Justement, comment s’organisent aujourd’hui en France les mobilisations contre les discriminations liées à l’âge ?
« On vit dans une société qui continue à altériser les personnes les plus âgées, en parlant en leur nom, en construisant un “nous” qui les exclut et qui reconduit des frontières d’âge assez rigides : “nous” (sous-entendu : les non-vieux) devrions prendre soin de “nos aînés”. Mais les initiatives militantes qui contrecarrent cette tendance restent très localisées et dispersées. Il y a des initiatives sur les questions d’habitat intergénérationnel, des projets autour du développement de maisons de retraite plus ou moins autogérées (à l’image de la maison des Babayagas de Montreuil) ou celui des réseaux pour l’habitat partagé. D’autres sont plus focalisées sur la lutte contre les stéréotypes sur la vieillesse.
Beaucoup de ces initiatives sont le fait de femmes. Non seulement pour des raisons démographiques, parce qu’elles sont plus nombreuses parmi la population âgée ; mais aussi parce qu’elles sont confrontées d’une manière plus vive et précoce au stigmate de la vieillesse. Plus largement, les femmes sont renvoyées à leur âge tout au long de leur vie, à travers l’idéologie du bon âge de la procréation, les questions de l’horloge biologique et de la ménopause, qui structurent leurs temporalités biographiques. Les femmes sont plus incitées et du coup plus enclines à avoir une réflexivité sur l’expérience de l’avancée en âge, et peut-être à la politiser. »
Si les luttes anti-âgistes ne semblent pas soulever des foules en France aujourd’hui, d’autres causes rassemblent à l’inverse de nombreux militants et militantes d’un certain âge...
« Ce qui est sûr, c’est qu’une partie importante des personnes aujourd’hui retraitées en France a bénéficié d’une socialisation militante et politique depuis sa jeunesse. On caricature souvent en disant que la “génération 68” a trahi en faisant le jeu du capitalisme, en polluant la planète, etc. Mais il y a aussi tout un pan de cette génération qui n’a jamais cessé d’être militant et politisé – ou qui s’est repolitisée au fil des décennies – que ce soit en matière de critique du consumérisme, de défense des droits des travailleurs et des conquêtes sociales de l’après-guerre, de féminisme, de soutien aux migrant·es ou encore de lutte contre le nucléaire. »
Cela ne colle donc pas avec l’idée souvent véhiculée selon laquelle les personnes âgées se désengageraient de la vie publique...
« Au-delà des “effets de génération”, il y a aussi des “effets d’âge” qui expliquent une forte présence des personnes retraitées dans les mobilisations, le tissu associatif, les activités de lien social. On parle d’une génération qui, à 65 ans, est en moyenne en très bonne santé et avec du temps libéré des contraintes professionnelles et parentales. Cela contribue grandement à l’investissement dans des activités “non productives”, qu’elles soient militantes, caritatives ou sociales. On sait que les personnes retraitées constituent une part cruciale du secteur du bénévolat. »
Dans les manifestations, les cortèges syndicaux sont souvent investis par des personnes âgées ou vieillissantes. Une réalité qui fait parfois naître chez certains jeunes des réflexions du type : « Il n’y a encore que des vieux... »
« Cela peut être légitime de s’inquiéter que dans une lutte il n’y ait pas de relève parmi les générations plus jeunes. Cela pose la question de l’avenir et de la perpétuation d’une cause militante, d’une génération à l’autre. Par contre, remettre en question la présence même des personnes que l’on perçoit comme vieilles, c’est ignorer ces enjeux de transmission, se priver d’alliés, et surtout c’est reprendre à son compte des stéréotypes et préjugés éculés selon lesquels la révolution ne pourrait venir que de la jeunesse, qu’il y aurait forcément une homologie entre jeunesse et transformations sociales ainsi qu’entre vieillesse et conservatisme. Or, ce type de jugement et les actions de fermeture qui l’accompagnent contribuent à dissuader des personnes plus âgées de s’engager. Des personnes qui se sentent pourtant légitimement concernées par des luttes et mouvements sociaux qui leur sont contemporains. »
1 Qui vient de publier un article dans la Revue française de science politique (vol. 70, 2020) : « Conceptualiser l’âgisme à partir du sexisme et du racisme. Le caractère heuristique d’un cadre d’analyse commun et ses limites ».
Cet article a été publié dans
CQFD n°194 (janvier 2021)
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Paru dans CQFD n°194 (janvier 2021)
Dans la rubrique Le dossier
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Illustré par Canicule
Mis en ligne le 22.01.2021
Dans CQFD n°194 (janvier 2021)
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