Suicide au travail
Guerre sociale à l’hôpital
C’est une cata. Une lente dégringolade. En 2014, le Centre hospitalier universitaire (CHU) de Toulouse occupait la plus haute marche du classement des hôpitaux de France. L’année d’après, il se classait second pour échouer bon troisième en 2016. On gage que ce n’est pour cet effritement de façade que quatre soignants du CHU se sont suicidés en juin. Le mal, bien entendu, est plus profond. Afin de s’agrandir pour pouvoir absorber le flux de plus de deux cent mille patients à l’année, l’hôpital a emprunté auprès des marchés financiers à des taux de 3 à 5%. Résultat : l’ardoise affichait un solde débiteur de 15 millions d’euros en 2015. Une seule marge de manœuvre pour redresser les finances : continuer à tailler dans la masse salariale et restructurer les services.
Manipulateur radio depuis 13 ans, Julien fait les comptes : « À mon arrivée, la part des salaires dans le budget du CHU était autour de 70%, aujourd’hui elle est à moins de 55%. » Consultations, accueil, hospitalisations : l’activité explose et le personnel soignant est sommé de faire plus avec moins de moyens. Impossible équation qui mine peu à peu les salariés. « Cette année, pour la première fois, on a moins d’agents que l’année précédente. Les conditions de travail se dégradent et la charge de travail s’accroît avec des conséquences sur la qualité des soins. » Délégué cégétiste 1 et membre du Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), Julien rappelle que la mise en place de la tarification à l’activité, il y a une dizaine d’années, a fait sortir l’hôpital du giron du service public pour le livrer au dogme du tout concurrentiel. Auparavant, l’hôpital recevait une dotation globale de fonctionnement pour couvrir ses dépenses. Désormais, la « nouvelle gouvernance hospitalière » indexe le financement de la structure à son volume d’actes. En clair, pour faire rentrer plus de caillasse, il faut multiplier les actes médicaux les plus juteux et intensifier le turn-over des clients, pardon, des malades. Le patient devient une variable d’ajustement et la croupe des soignants rétifs promise à la schlague managériale. Julien se souvient : « Lors d’une de ses premières réunions, le DRH nous a prévenus : “Moi, je suis un bulldozer.” Il a commencé les projets restructurant, et mis en place une culture de management agressif surtout envers les travailleurs ayant des restrictions médicales, jugés peu productifs. Ce sont des loosers, des gens malades – d’ailleurs souvent malades à cause du travail ! Au lieu de mettre en place une politique de prévention visant à protéger ces agents, on les pousse à bout pour qu’ils finissent en longue maladie, démissionnent ou, ce qui nous arrive aujourd’hui, soient poussés au suicide. C’est un scénario à la France Télécom. »
Danone ou Pimkie : choisis ton camp
Autre cible s’exposant aux fureurs disciplinaires : celles et ceux qui n’ont pas « l’esprit hospitalier ». Venir travailler sur ses jours de repos, refuser de prendre ses pauses, ne pas marquer ses heures supplémentaires : ils sont là les germes de l’esprit hospitalier. Une docilité à tout crin, un dévouement corps et âme aux oukases d’une direction intraitable avec ses agents. Enfin, les derniers à s’exposer sont ceux qui critiquent ce management obsédé par la chiffraille et qui ne permet plus de soigner correctement les malades. « Ceux qui l’ouvrent sont souvent de bons professionnels de santé et ils voient quand ça ne va pas passer : là on met en cause l’hygiène, ici on n’assure pas tel type de protection ou bien là on devient négligent sur la qualité des soins. Ces gens-là sont cassés tout de suite », poursuit Julien. Affectée à la régulation des urgences vitales, Chostine a plus de vingt ans de maison. Suite à une réorganisation de son secteur, elle a eu le culot de faire remonter des dysfonctionnements à sa hiérarchie. En guise de remerciement, elle a été écartée de son poste et placardisée. Le 23 mai, elle tombait en arrêt maladie pour dépression. Le 22 août, elle reprenait le taf, mais toujours en stand by en attendant sa réintégration bloquée par la direction. Elle témoigne : « À un moment, j’ai failli passer à l’acte, j’étais vraiment à bout. Ce sont mes enfants qui m’ont empêchée de me suicider. Quand il y a eu les suicides en juin, j’ai fait un signalement pour dire que j’aurais pu être la cinquième. La pression qu’on nous met est inadmissible. Il n’y a aucune prévention, aucune écoute. Ils restructurent les services en nous disant qu’il y a moins de travail alors qu’ils ne sont pas sur le terrain. À la régulation, je reçois des appels, l’un peut durer dix secondes, l’autre dix minutes. Si je reste dix minutes au téléphone, évidemment je reçois moins d’appels en volume, mais je mobilise sûrement plus d’acteurs coursiers sur cet appel que sur d’autres. Comment évaluer ça ? Ils ne voient que les chiffres. » Pour Chostine, l’hôpital a perdu sa vocation sociale et aligne son modèle économique sur celui des cliniques privées. Un signe ne trompe pas : « Les cadres ou les ingénieurs, ils sont recrutés dans des boîtes comme Danone. Là, on en a un qui vient de chez Pimkie. Les patients c’est pas des yaourts, ni des chaussures ! »
Le grand rêve de Taylor
Christophe Abramovsky est une bête de scène. Il traverse le public, attifé en rugbyman, un ballon ovale coincé sous le biceps. Consultant en ergonomie dans une vie antérieure, le Toulousain fait à présent dans la conférence gesticulée : un mix entre théâtre et éducation populaire2. Deux heures de show, « de match de rugby entre le travail et le capital » où la souffrance au travail est disséquée sous toutes ses coutures. Une fois la démonstration achevée, on aborde les recherches de Christophe Dejours 3 et le rugbyman bondit. D’abord parce qu’il a suivi son enseignement et ensuite parce que lorsque Dejours sort Souffrance en France en 1998 c’est suite à un travail d’enquête conduit dans le nucléaire et le milieu hospitalier. « Ce qu’il disait à l’époque, d’après le terrain à l’AP-HP de Paris4, se retrouve aujourd’hui. Souffrance en France est toujours vrai aujourd’hui ! », s’exclame Christophe. Entre 2008 et 2009, une trentaine de salariés se suicident chez Orange. De 2009 et 2013, ce sont quatre-vingt-dix-sept employés de La Poste qui passent à l’acte ou tentent de le faire. Aujourd’hui, c’est l’hôpital, structure censée soulager la souffrance humaine – rappelons-le – qui pousse à la mort ses propres employés. Perdre sa vie à la gagner, l’oxymore soixante-huitard incitant à la désertion du chagrin prend aujourd’hui des airs d’oraison funèbre. Christophe analyse : « On n’est pas dans une guerre économique, on est dans une guerre sociale. Il y a trois ans, les salariés du CHU de Toulouse ont manifesté parce que leur directeur avait fait appel à un consultant en Lean management. Le Lean implique de supprimer les temps morts, d’enlever la mauvaise graisse. En fait ça revient à annihiler les marges de manœuvre nécessaires aux gens pour travailler en qualité. Quand tu ne peux plus faire appel à ton intelligence au travail, tu glisses vers une déshumanisation profonde, tu deviens une sorte de machine. Le grand rêve de Taylor. On y revient ! Dès l’instant où on déshumanise toute la relation dans le travail, les gens sont comme vidés d’eux-mêmes. Et le passage à l’acte est possible. Les infirmières se suicident parce qu’on les empêche de faire un travail de qualité. Réparer un humain, c’est pas réparer un ordinateur. Le personnel soignant ne dit que ça : arrêtez de nous pressurer. »
La revanche des normopathes
Équipes segmentées, temps de travail chronométré, patients découpés en éléments corporels : Christophe énumère les éléments d’une rationalisation du travail délirante et surtout contre-productive sur le terrain. « Les gens qui travaillent sur le Lean savent que ça ne marche pas. J’ai un ami consultant Lean qui intervient dans les plus grandes entreprises françaises et lui-même me dit : “Je suis schizophrène parce que je sais que je fais de la merde et que je vends cette merde à un prix indécent.” L’objectif est de mettre en place la démarche : qu’elle soit efficace ou non, on s’en fout. Ensuite les gens de terrain courent après des méthodes pour contourner ce qui est mis en place. Tout le monde se démerde pour faire autrement. » Actuellement, une expertise pour risque grave encouru par les agents du CHU est en cours. Julien a recueilli les premiers éléments : « Les experts nous alertent, c’est la catastrophe. Les gens finissent en pleurs à la fin des entretiens. Les propos sont très alarmants. On fait une cinquantaine de CHSCT par an parce qu’on sait que la situation est dramatique. Malheureusement, on n’est pas entendus. On est sur des dossiers d’une violence incroyable et en face ils ne voient même pas le problème. Hannah Arendt parlait de normopathes pour décrire ces gens qui banalisent l’injustice sociale au quotidien. » Briser l’isolement des salariés, politiser cette conflictualité propre au monde du travail, déminer la novlangue managériale. Les syndiqués connaissent leur feuille de route, mais la précarité grandissante de nombre de salariés ne facilite pas la mobilisation. La vague de suicides a provoqué une véritable tétanie du personnel du CHU toulousain. « On a essayé de mobiliser mais les gens ont du mal, ils culpabilisent et puis la direction manipule : c’était quelqu’un de fragile qui n’a pas supporté la charge de travail. Alors quoi ? Quelqu’un de fragile ne pourrait pas travailler à l’hôpital ? C’est pas marqué dans la fiche de poste », plaide Julien. Chostine a fait tourner une pétition pour défendre son cas, car la direction cherche absolument à lui coller une faute professionnelle sur le dos : « Vingt collègues l’ont signée. J’aurais pu en avoir plus mais j’ai pas voulu impliquer mes collègues CDD ou stagiaires parce que je sais qu’ils auraient été virés. » Elle se souvient de ce qui l’a motivée à intégrer l’hôpital il y a vingt ans. Ses trois enfants nés prématurément et le personnel de l’hôpital – un hôpital encore « social » à l’époque ! – qui avait fait preuve de soins et d’attentions admirables. Elle commente : « J’ai été accompagnée, suivie, on prenait le temps de m’écouter. Quand j’ai intégré l’hôpital, j’ai voulu rendre ce qu’on m’avait donné alors. Garder cette fibre hospitalière, voir d’abord le patient, comme eux avaient vu mes enfants. Moi je veux donner ça encore. Mais ils ne nous laissent plus le choix. »
1 La CGT du CHU tient un très bon site d’informations.
3 Psychiatre et professeur au Conservatoire national des arts et métiers. Il est l’auteur de l’incontournable Souffrance en France, éd. du Seuil, 1998.
4 Assistance publique-Hôpitaux de Paris.
Cet article a été publié dans
CQFD n°147 (octobre 2016)
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Paru dans CQFD n°147 (octobre 2016)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Kalem
Mis en ligne le 17.10.2016
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