Médias

Privés de criée

Ça chauffe pour les médias pas pareils. À Lille, le journal La Brique se voit interdit de criée, tandis qu’à Grenoble, c’est Le Postillon qu’on tente de bâillonner.

Et Robert Bichet dans tout ça ? Qui se souvient du vieux Bob ? De ce doubiste né au début du siècle dernier, résistant gaulliste pendant la Seconde Guerre mondiale. Comment ? C’est quoi un doubiste ? Un habitant du Doubs, pardi. Bichet, après-guerre, est propulsé sous-secrétaire d’État à la présidence du Conseil et à l’Information. En avril 1947, il donne son imprimatur à la fameuse loi qui porte son nom et traite de la distribution des journaux et publications périodiques. Article premier : « La diffusion de la presse imprimée est libre. Toute entreprise de presse est libre d’assurer elle-même la distribution de ses propres journaux et publications périodiques par les moyens qu’elle jugera les plus convenables à cet effet. »

Et La Brique dans tout ça ? Souvenez-vous, on vous avait causé de cet irrévérencieux canard septentrional1. Un mois après le massacre à Charlie-Hebdo de janvier 2015, ils sont quelques briqueux à s’époumoner au marché de Wazemmes de Lille pour écouler leur canard sans pub ni sub. Tandis que la nation continue d’essorer son linceul sur « la liberté de la presse assassinée », la poulaille lilloise verbalise les crieurs au prétexte que toute propagande politique serait proscrite sur le marché. Habitués aux averses perfides de la mairie PS, les « militants » brandissent le parapluie légal fourbi par Bob Bichet, soixante ans plus tôt. Rien n’y fait. Présent sur les lieux, Xavier Bonnet, en charge des marchés de plein air à la mairie, tricote dans l’urgence un argument à mourir de rire ou de honte (c’est selon) : autoriser les criées sur le marché, c’est ouvrir la porte aux propagandistes du FN. « On est dans une situation un peu ubuesque : ça fait partie du canard de faire des criées dans les marchés. C’est là où on rencontre nos lecteurs et où on fait une grosse partie de nos ventes », témoigne Julien.

En 2007 déjà, les crieurs de La Brique s’étaient fait alpaguer par les cogneurs de la Bac. Faut dire qu’ils avaient gueulé leurs slogans sous les fenêtres du quotidien régional La Voix du Nord. En mal d’assise légale, les bleus avaient décrété alors que la criée était assimilée à la vente à la sauvette. Quel toupet ces poulets : la presse indépendante associée à un vulgaire bonneteau ! Si l’affaire s’était conclue à l’époque par un flop des plus minables, ce coup-ci les autorités judiciaires décidaient de frapper fort et ferme. Le 27 janvier 2016, une ordonnance pénale enjoignait le journal de s’acquitter d’une amende de… 61 euros. Mauvais payeur, le directeur de publication était dans la foulée convoqué devant le juge de proximité, le 4 octobre.

Malgré la loi Bichet, elles sont quelques municipalités à avoir pris des décrets bannissant la vente à la criée de certains lieux publics. Des décrets tout à fait illégaux, puisque la hiérarchie des normes impose encore aux maires de se conformer à la loi. Hasard du calendrier, c’est une autre mairie PS qui vient de filer une déculottée à nos cousins isérois. Le 26 septembre, Le Postillon, journal de Grenoble et sa cuvette, sous-titré « Amour, glaire et beauté », était reconnu coupable d’injures et diffamation à l’endroit du maire de Pont-de-Claix (et accessoirement président de Grenoble-Alpes Métropole) et de sa directrice de cabinet. L’affaire faisait suite à un article où étaient dénoncées les pratiques d’un édile mégalo. Entre amendes et dommages-intérêts, l’ardoise frôle les 7 000 euros.

Une histoire qui n’est pas sans précédent, puisqu’en 2011, un postillonneur en pleine criée au marché d’Échirolles, banlieue grenobloise, s’était fait clore le bec par un agent municipal au motif d’un croquignol arrêté municipal stipulant que « les marchands à pied (journaux, glaces, gadgets, cireurs…) ne disposant pas d’un banc de vente autorisé sont interdits dans l’enceinte des marchés, ainsi que les jeux de hasard et d’argent. » Le coup du bonneteau, déjà !

Cet acharnement à la petite semaine contre des canards engagés qui n’hésitent pas à aiguillonner le flanc des potentats locaux ne masque pas la manœuvre : bâillonner ces voix dissidentes toujours gênantes en période de mobilisation sociale. À Lille, Julien met en garde : « Ils nous prêtent un pouvoir de nuisance. C’est tout à notre honneur. On est un des rares médias à produire de l’info alternative de manière régulière. La criée, c’est le moment où on discute avec les gens, où on se fait attaquer, où on se défend. Où le canard vit en dehors de la salle de rédac. Notre idée c’est de vendre à l’ancienne. C’est pas une amende qui va nous arrêter, mais faut pas venir nous faire chier là-dessus. »

Sébastien Navarro

1 Cf. CQFD n°107 – janvier 2013.

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