Reportage au terminus des vieilles ferrailles
Usine de Feursmétal : une main de fer dans un gant de rouille
Pour se rendre à Feurs, dans la Loire, il est préférable de prendre l’autoroute. Par la montagne, la route est magnifique mais très enneigée à cette époque de l’année, un coup à planter sa guimbarde dans un fossé. Quand on arrive enfin, prendre à gauche au premier embranchement : on tombe alors sur les bâtiments gris de la fonderie Feursmétal. De nuit et sous la neige, l’endroit est peu attrayant : une grille, une voie de chemin de fer qui pénètre dans l’enceinte, quelques lampadaires tentant de se frayer une place dans l’obscurité. Peu de bruit à l’usine, en dormance entre Noël et nouvel an. On imagine l’équipe du matin arrivant au chagrin la gueule enfarinée et pas une envie démentielle de retrouver les fours, le métal en fusion, la poussière, les fumées noirâtres… Un rassemblement d’habitants et de salariés, séquestrant la direction pour protester contre son dernier sale coup, donnerait sûrement une petite touche plus chaleureuse. Feursmétal, filiale d’AFE (leader européen de l’acier moulé), recycle des ferrailles pour leur offrir une seconde vie dans les transports (pièces pour les wagons SNCF), la plomberie industrielle (robinets), le BTP (dents de pelleteuses)… Mais avec une augmentation de 120 % du coût de la matière première ces derniers mois, et de grosses difficultés d’approvisionnement, les affaires ne vont pas fort. De quoi désespérer le maréchal-ferrant. Heureusement, la Socatri, filiale d’Areva spécialisée dans la décontamination de ferrailles utilisées dans la filière nucléaire, lui apporte une solution clé en main : elle a tout un stock de déchets à refourguer pour des clopinettes. Par l’odeur alléchée, la direction de Feursmétal souhaite récupérer ces ferrailles pour les refondre dans ses
fours. La filière nucléaire va donc pouvoir se débarrasser de toutes ces vieilleries, dont la dissémination est pourtant interdite par un arrêté ministériel de 2002. Mais Feursmétal profiterait d’une dérogation, au grand dam des habitants, dont les plus inquiets se sont regroupés au sein d’une Association pour la défense de la santé et de l’environnement (ADSE).
Roland Béraud, membre de l’ADSE mais aussi salarié de la fonderie et secrétaire adjoint de la section CGT, explique à CQFD : « Ça a commencé en mai 2003. Dans le dossier, la direction parlait de ferrailles issues de containers ayant servi à transporter du minerai d’uranium, en amont de la filière nucléaire. » On hésite d’abord à lever les boucliers : du minerai, ça peut pas faire de mal… Mais « en février 2004, poursuit Roland, on s’est rendu compte que le projet englobait des ferrailles venant de toute la filière : CEA, Cogema, DGA… Le dossier indiquait le chiffre de 153 000 tonnes à refondre. » Et beaucoup plus ensuite, redoute Roland, « si on met le doigt dans l’engrenage, avec le démantèlement des centrales nucléaires qui arrive… »1. Malgré les protestations de l’ADSE, Feursmétal et la Socatri vont entamer en 2005 des essais sur 580 tonnes, « en application du principe de précaution », comme on dit maintenant, mais sans enquête publique préliminaire, et avec l’aval de la DRIRE et du préfet. Le contrôle des essais sera assuré par… Feursmétal et la Socatri. Autrement dit, c’est le patron qui se contrôle lui-même. Évidemment, les deux boîtes ont d’ores et déjà interdit à la Criirad, commission de recherche et d’information indépendante sur la radioactivité, de venir y mettre son nez. Selon la direction de Feursmétal, « à ce stade d’étude, le projet ne présente pas de risques », et tout se passera pour le mieux dans le meilleur des mondes radioactifs.
Dans une brochure distribuée aux commerçants de Feurs le 18 novembre 2004, la fonderie martèle son « intime conviction : il s’agit d’un projet sans aucun danger pour la santé de nos collaborateurs ou des riverains du site ». Sur le papier, ça ne fait pas de doute, mais « l’intime conviction » appliquée à une usine plus que vétuste peut réserver des surprises. Dans la nuit qui a suivi la diffusion de ce document, un accident s’est produit sur un des fours : deux salariés ont été brûlés par un méchant retour de flamme de métal en fusion. L’un d’entre eux a dû être hospitalisé. « Et c’est sur ces mêmes fours qu’ils veulent refondre la ferraille de Socatri ! », s’énerve Roland. Marie-Annick Alouin, secrétaire de l’ADSE, complète : « J’ai pu entrer à Feursmétal, lors d’une visite organisée par l’office du tourisme : on se croirait au temps de Zola, de Germinal… Les ouvriers ne portent même pas de protections. » À en croire les infos données par la Commission d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) de la boîte, ce n’est pas Germinal, mais la retraite de Russie. On y apprend qu’en vingt ans, dix-huit salariés ont passé l’arme à gauche entre 40 et 62 ans, à cause de maladies, accidents du travail et suicides. « Un des copains est actuellement sur un lit d’hôpital, avec son cancer… », précise Roland. Durant la seule année 2003 on a recensé sept cent trente-deux accidents du travail, dont quatre-vingt-six déclarés à la Caisse primaire d’assurance maladie. Et depuis 2000, cinquante-six gars ont fait reconnaître leurs problèmes de santé comme maladie professionnelle. Les photos prises dans les ateliers fournissent un élément d’explication : on aimerait chercher les « sept erreurs » sur les clichés pris avant et après la mise en route des fours. Mais c’est impossible : sur la deuxième image, une épaisse fumée grise empêche de discerner quoi que ce soit.
L’extracteur est manifestement déficient, et ce depuis plusieurs années. Si l’on ajoute à la déglingue actuelle les quelques becquerels qui pourraient échapper à la décontamination, les caisses de retraite vont pouvoir engranger de sérieuses économies.
La direction de Feursmétal assure que l’atelier sera équipé d’un dosimètre, mesurant le taux de radioactivité. Mais « il peut y avoir d’infimes particules d’uranium dans la poussière. Le dosimètre ne sert à rien pour mesurer les poussières inhalées. Le risque est sur le long terme : celui de l’accumulation progressive dans l’organisme », observe Françoise Nord, médecin du travail et membre de l’ ADSE. Les ouvriers peuvent bien porter un scaphandre, mais comment tenir huit heures habillé en cosmonaute avec une température ambiante de quarante degrés ? Feursmétal promet en outre d’installer un portique de détection de radioactivité pour contrôler les camions livrant les ferrailles. Mais ce genre de matos fonctionne pour des taux de radiation importants. Et qu’adviendrait-il d’un camion pollué ? La réponse est donnée dans l’arrêté préfectoral du 30 septembre 2004 autorisant les essais : le camion serait alors… bâché ! À voir la politique de gestion des problèmes environnementaux de Feursmétal, on comprend que la population locale l’ait mauvaise. À dix kilomètres de Feurs, l’entreprise entrepose ses déchets sur le site du Roule : sables utilisés pour la fabrication des pièces, impuretés… Pour tout arranger, une boîte de recyclage de piles s’est installée en 1997 dans les bâtiments de Feursmétal. Résultat, en 2003, le garde-pêche a trouvé un tas de vieilles piles sur le Roule. Lequel croupit à ciel ouvert, non fermé au public, sans récupération des eaux de ruissellement qui vont se finir dans le ruisseau en contrebas. Roland précise que le garde-pêche du secteur avait « effectué des analyses de flotte et déposé trois procès verbaux auprès du tribunal d’instance, qui ont tous été classés sans suite ».
Depuis, l’agent a demandé sa mutation pour surveiller des poissons normaux dans un coin plus propre du département… Quant aux analyses, certains affirment que l’eau au pied du remblai aurait des taux en métaux supérieurs à vingt-deux fois la norme autorisée. Pratique pour pêcher à l’aimant. Mais foin de préoccupations environnementales : pour la direction, la rentabilité prime sur toute autre préoccupation. Lors du débat public qui réunissait le 22 novembre dernier l’ensemble des protagonistes ainsi que sept cents personnes soucieuses de leur devenir, Jean-Luc Gambiez, directeur de Feursmétal, a expliqué qu’il fallait faire plus de profits : « L’entreprise dégage 700 000 euros de gain moyen annuel, c’est très loin de ce qu’attendent les actionnaires. » Les ferrailles de Socatri permettront de les soulager un peu. Feursmétal représente cinq cent cinquante emplois, argument non négligeable dans une commune de huit mille habitants, et qui autorise tous les chantages. « Ce projet est un des piliers sur lequel repose la pérennité d’une activité difficile comme la nôtre », précise sournoisement le patron. Histoire d’achever l’auditoire, il complète : « La taxe professionnelle réservée à la commune est de 850 000 euros cette année, je tenais à le dire au passage », comme ça, l’air de rien. Et d’enchaîner sur l’argument massue : les problèmes, c’est la faute aux pas-de-chez-nous, « avec une concurrence qui vient de l’est de l’Europe et des pays asiatiques ».
Les salariés de Feursmétal ne se laissent pas intimider par ce baratin. D’abord, parce que leur boîte n’a pas attendu « la concurrence » pour suivre la mode : une partie de la production a déjà été délocalisée en Slovaquie, entraînant la perte de cent emplois. La fabrication de petites pièces est en cours de délocalisation en Chine. Quant aux pièces pour Caterpillar, elles sont désormais élaborées au Mexique. Alors la « pérennité », ici, on connaît. Ensuite, la majorité des ouvriers et de la population locale ont fait leur choix : à quoi bon avoir du taf si c’est pour manger les pissenlits goût uranium par la racine avant soixante balais. Lors d’une manif contre le projet Socatri, on pouvait lire sur une banderole : « Révolte chez les ploucs : on veut calancher de vieillesse ».
Voir aussi « Des accidents “purement accidentels” », « “Aucun risque”, qu’ils disaient », et « Anthologie de l’atome inoffensif ».
1 Lire à ce sujet « Toujours irradier », CQFD n°18.
Cet article a été publié dans
CQFD n°19 (janvier 2005)
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Paru dans CQFD n°19 (janvier 2005)
Dans la rubrique Le dossier
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Illustré par Berth
Mis en ligne le 20.02.2005
Dans CQFD n°19 (janvier 2005)
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