Un siècle et demi d’urbanisme à coups de gourdin
Au milieu du XIXe siècle, en pleine expansion industrielle et portuaire, Marseille se dilate. La bourgeoisie locale veut redéfinir le centre de la ville. Des spéculateurs immobiliers descendent de Paris avec des projets : Jules Mirès, puis les frères Pereire, enrichis dans l’haussmannisation de la capitale. Celle-ci a marqué une rupture complète dans la façon d’envisager la ville. D’une part, de puissantes banques drainent une épargne qu’elles investissent dans des opérations immobilières, réalisées par de grandes entreprises qui bâtissent non plus par parcelle mais par îlot. D’autre part, la ville devient un terrain d’intervention de l’État, qui se dote des moyens juridiques permettant d’expulser les gens et de planifier les opérations d’envergure. Cette rencontre du capitalisme concentré et de l’État centralisé constitue l’acte de naissance de l’urbanisme. Le projet de Mirès prévoyait la destruction totale de la ville ancienne, majoritairement habitée par les petites gens, ainsi que l’arasement des collines. Il fut revu à la baisse : une simple avenue percée au milieu des vieux quartiers. On commença par la démolition de 1 100 maisons, entraînant l’expulsion de 16 000 Marseillais. Trente-huit rues disparurent, vingt-trois furent amputées. Une tranchée de 250 mètres de long et 15 de haut fut creusée entre la colline des Carmes et celles des Moulins, produisant 800 000 tonnes de déblais. La rue de la République achevée (alors rue Impériale) constitua ainsi une sorte de grand boulevard parisien d’un kilomètre de long, reliant le Vieux-Port aux nouveaux bassins de la Joliette. Mais ce qui avait fonctionné à Paris échoua à Marseille. Les élites locales préféraient se loger au Sud, loin des quartiers populaires. Les beaux appartements ne se vendirent pas, et en 1872 la Cie des frères Pereire, incapable d’honorer ses dettes, fut mise en faillite. La ville racheta les immeubles. Des compagnies de navigation vinrent s’y installer. Quant aux appartements, ils finirent par trouver preneurs à des prix bien inférieurs à ce que l’on avait prévu. Le projet Mirès continua cependant de hanter les municipalités successives. Entre les deux guerres mondiales, on fit ainsi détruire le quartier de « derrière-la-Bourse », puis on envisagea de faire pareil sur la rive nord du Vieux-Port : ce dernier projet fut réalisé en 1943 quand la Wehrmacht expulsa du jour au lendemain 25 000 personnes et dynamita méthodiquement les maisons du Vieux-Port.
Au début des années 1970, alors que le complexe industrialo-portuaire de Fos sortait de terre, Defferre voulut réaliser un Centre directionnel, destiné à accueillir à Marseille les bureaux des entreprises installées à Fos. Ce projet concernait les terrains de « derrière-la-Bourse », déjà dégagés, et le secteur des Carmes et de la Porte d’Aix, qui fut démoli. Le projet tourna vite court : dès 1975, il était évident que la gestion des usines se faisait à Paris, Francfort ou New-York, et non pas à Marseille : le Centre directionnel se réduisit finalement à peu de chose. Néanmoins, il permit de neutraliser encore un morceau du centre historique. Le projet Euroméditerranée, conçu au début des années 1990 par les technocrates de la Datar et approuvé par la municipalité Vigouroux (PS), prétend dépasser l’échec du Centre directionnel. Il s’agit d’une vaste opération immobilière visant à bâtir des immeubles de bureaux et d’habitation middle class, à récupérer une partie du port pour en chasser toute activité maritime et bâtir une série de galeries marchandes. Euroméditerranée entend définir une néo-centralité urbaine, affranchie des pesanteurs sociales du centre traditionnel où les pauvres ont réussi à se cramponner. Car la question est bien là : toutes ces démolitions, qui ont abouti à défigurer le centre historique de Marseille, n’ont pas réussi pour autant à constituer un véritable centre bourgeois (l’échec de la rue de la République en témoigne). Le Marseille prolétaire a continué de résister comme cette ville sait le faire, par inertie. Euroméditerranée entend donc recréer un centre, décalé par rapport au centre géographique de la ville, fondé sur le tertiaire supérieur, les technologies de pointe et le business culturel. L’obsession de Vigouroux puis de Gaudin (faire revenir les classes moyennes à Marseille) trouverait ainsi un aboutissement. Cent cinquante ans après, la rue de la République incarne encore la lutte pour l’hégémonie urbaine. Au XIXe siècle, on fit appel aux capitalistes parisiens, au XXIe on compte sur les capitalistes américains. De la formation de l’État-Nation à la mondialisation du capital, c’est un cycle historique complet qui a été accompli rue de la République.
Voir aussi « Sélection immobilière ».
Cet article a été publié dans
CQFD n°19 (janvier 2005)
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Paru dans CQFD n°19 (janvier 2005)
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Mis en ligne le 10.02.2005
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