Prose prolote

Un jeune homme énervé

« Une véritable insurrection littéraire », promet la collection Lampe-tempête en rééditant Samedi soir, dimanche matin d’Alan Sillitoe. De la flasque de gin aux lèvres, pas de tromperie sur la came : on plonge direct dans le bain chaud bouillant de la jeunesse ouvrière anglaise des fifties. Et plus si affinités.
Par Benoît Carbonnel

Ça crève les yeux dès les premières pages : il y a beaucoup d’Alan Sillitoe chez Arthur Seaton, le personnage de son premier roman, publié en 1958. Prolos des Midlands, ils ont tous deux écumé les ateliers de montage, les pubs, les berges poissonneuses et les fêtes foraines. Sauf que, dans la vraie vie, après sa semaine à l’usine, Sillitoe (1928-2010) aimait s’accouder au comptoir du libraire de son quartier, qui l’abreuvait des nectars de Dostoïevski, Hemingway ou Camus.

Et qu’a-t-il fait de ces lectures ? « Le fracas du verre cassé fut agréable à Arthur : il synthétisait toute l’anarchie qui était en lui ; c’était le bruit le plus convenable, le plus à propos pour accompagner la fin du monde et la sienne propre. » Du pur jus de grenade à fragmentation. Quand un gars jette sa pinte à la volée dans la vitrine d’un magasin de pompes funèbres – joli symbole –, fait irruption toute la frustration des buveurs à l’heure où la cloche annonce la fermeture.

Le récit de l’arrestation de l’ivrogne, quand la foule hésite entre fatalité et haine viscérale de l’uniforme, sent fort le vécu. En bande-son, on pose sur la platine le Dirty Old Town des Pogues.

Sillitoe et son antihéros ont grandi à Nottingham, terre de légendaires hors-la-loi. Back to no future : en 1989, des mamies venues de Liverpool à Londres pour manifester leur rejet de la très injuste Poll-Tax, brandiront une banderole : « Come back Robin Hood  ! », puisant joyeusement dans une histoire encore plus ancienne que les théories de l’émancipation des XIXe et XXe siècles. Saturday night & Sunday morning a brillamment – et bruyamment – exprimé cela. À pleine page, l’auteur se fait passeur d’une culture working class réfractaire à la morale bourgeoise. Une colère sourde transporte le lecteur à travers les époques, comme quand Maggie Thatcher déclarera la guerre aux mineurs – ces gueules noires dont le common sense toisait la bonne société british avec autant de dédain et de fierté que celle-ci les regardait avec crainte et mépris.

L’attitude du jeune ouvrier face aux cadences, aux petits chefs ou aux délégués syndicaux est racontée du dedans, loin des clichés que véhiculent les idéologies ou les préjugés de classe. Question refus du travail, les cousins d’Arthur, déserteurs, vagabonds et chapardeurs pendant la Seconde Guerre mondiale et après, sont les jusqu’au-boutistes de la famille, dignes héritiers des Ranters et les Diggers1 de la révolution anglaise – façon rebelle sans cause.

Tendre et crue à la fois, la relation du jeune homme à ses amoureuses – souvent des femmes mariées – oscille entre séduction, filouterie et complicité dans l’étreinte comme dans la beuverie. Le récit de l’avortement de Brenda, quand Arthur accompagne son amante pour une séance de sorcellerie éthylique aux mains d’une faiseuse d’anges furieusement braquée contre les mecs, est si scandaleux qu’il sera zappé lors de l’adaptation du bouquin au cinéma.

Comme son contemporain US le white trash Hubert Selby Jr., c’est un enrôlement outre-mer et la tuberculose qui ont poussé Sillitoe à écrire. Mais à la différence des personnages de Last exit to Brooklyn, qui sortira outre-Atlantique en 1964, le vigoureux amoralisme d’Arthur le préserve du sentiment de culpabilité. Autodestructeurs, les personnages de Selby, puritain tourmenté, payent cher leurs excès. Arthur, lui, même s’il brûle sa jeunesse sans compter, a soif de connaître la suite, d’aller de l’avant. D’ailleurs, le roman sauvage de Sillitoe précède de quelques mois la publication d’une nouvelle devenue célèbre : La Solitude du coureur de fond, monologue rageur d’un ado envoyé en maison de redressement – L’Homme révolté version bad boy.

Alan Sillitoe fut tout naturellement membre des Angry Young Men. Comme l’Internationale lettriste, ce groupe informel voulait fusionner art et révolte juvénile. Et tapait dur, d’abord à droite, puis à gauche, sur le capitalisme autant que sur le communisme d’État. Ce faisant, il annonçait le situationnisme de King Mob et les sarcasmes anars de la revue Class War. Romancier et poète inclassable mort à 82 ans, Sillitoe comparait son taf à celui du mineur de fond. Do you dig it ?

Bruno Le Dantec

Alan Sillitoe, Samedi soir, dimanche matin, traduction d’Henri Delgove, collection Lampe-tempête, éd. L’échappée, 2019.


1 Les Divagateurs, Bêcheux et autres Niveleurs radicalisèrent la révolution anglaise (XVIIe siècle) par leurs discours millénaristes.

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