Le sperme de ruminant est une marchandise

Tuer la vie dans l’œuf

« Pour les agriculteurs, ressemer sa propre récolte sera interdit ou taxé », titrait Le Monde du 29 novembre 2011. Dans le meilleur des mondes, l’étape suivante serait d’interdire aux éleveurs l’échange de gamètes mâles non certifiés… Et nous vivons dans le meilleur des mondes ! Rencontre avec un éleveur ovin – premier article d’une enquête en trois volets.

Le mois dernier, CQFD vous promettait un papier sur « l’interdiction des mâles reproducteurs dans les fermes ». Entretemps, on s’est rendu compte que ce n’était pas écrit. Pas encore. Pas en ces termes. Ce qui est écrit depuis 2007 dans le Code rural et de la pêche maritime que Jean-Louis Meurot a sorti de ses archives et posé sur la table de sa cuisine, c’est ça : « Art. L. 653-6. – À compter du 1er janvier 2015, le matériel génétique support de la voie mâle acquis par les éleveurs de ruminants est soumis à obligation de certification, qu’il s’agisse de semence ou d’animaux reproducteurs. »

Jean-Louis et Danielle Meurot élèvent une centaine de brebis Lacaune à Vachères-en-Quint, un hameau en cul-de-sac à quinze kilomètres de Die, dans la Drôme. Les maisons sont regroupées au bout du chemin, ramassées les unes sur les autres comme pour se tenir chaud. Alentour, des bergeries, des prés, des collines boisées ou non qui annoncent le Vercors. Au rez-de-chaussée de la ferme se trouve la fromagerie, à l’étage l’habitation.

Ils ne sont pas venus ici pour devenir propriétaires d’une « exploitation agricole » ou « producteurs », mais bien « pour faire de l’élevage », explique Danielle. « Le fromage, c’est le moyen d’en vivre. Les forêts autour, si on les pâture pas, elles vont gagner sur le village. On se rend pas compte de ce que ça veut dire vivre ici, si on n’exploite pas. » À cette heure, ledit troupeau est au pré. Avec Jean-Louis, on va voir les bêtes restées en bergerie : quelques brebis sur le point d’agneler qu’il examine en leur soulevant la queue, une autre qui vient de mettre bas, trois béliers en service achetés dans un centre de sélection dans l’Aveyron et deux jeunes mâles, des « non conformes » aux standards de la race qu’il vient de ramener du Calvados : « Ils viennent de chez un copain. Leur père est un bélier non conforme aussi. Ils ont les onglons noirs, ce qui est un signe de rusticité. » Le cahier des charges de la race Lacaune stipule

par Nardo

que les bêtes n’ont pas de cornes, pas de laine sur la tête, les pieds blancs, pas de taches. Les bêtes non-conformes coûtent moins cher. Elles ont aussi des résurgences de caractéristiques anciennes qui intéressent quelques éleveurs à contre-courant, comme Jean-Louis. « On tient compte des capacités d’adaptation au milieu, pour avoir des troupeaux plus rustiques et moins de recours à la médication. On verra ce qu’ils donnent : il faut les faire reproduire, puis observer le rendement de leur descendance femelle. C’est un travail au long cours. » Lorsqu’ils seront matures, il faudra les parquer avec des brebis identifiées par collier de couleur, pour s’assurer des lignées.

La rusticité n’est pas un objectif prioritaire dans les centres de sélection, qui sont pilotés par le dispositif d’amélioration génétique des animaux d’élevage, en place depuis 1966. «  Ça pourrait changer, mais pour l’instant la tendance est de faire un maximum de lait avec de forts taux de protéines et de matière grasse, donc plus facilement fromageable. » Qu’est-ce qu’on peut redire à ça ? Plus de lait, moins de travail… Jean-Louis n’est pas passéiste. « Le progrès génétique dans cette race laitière permet une augmentation de la production de lait de 2 % par an. Alors des éleveurs cherchent à avoir uniquement des bêtes jeunes, car plus les bêtes sont jeunes, plus tu profites de ce gain génétique : pour une alimentation semblable, en dix ans, tu fais 20 % de lait en plus. Les éleveurs fixent un niveau de production annuelle, et celles qui sont en dessous partent. » C’est que dans ces troupeaux, « il n’y a pas l’épreuve du temps, regrette-t-il. Il y a peu ou pas de brebis de 6, 7 ou 8 ans. Une bête qui a 7 ou 8 ans, qui continue à faire des agneaux et du lait, c’est qu’elle est passée à travers le froid, la sécheresse, sans être malade, c’est une bonne brebis. Ses qualités, globalement, sont héritables. C’est comme ça qu’on progresse sur la rusticité. L’enjeu pour nous, c’est de repérer ces bonnes brebis et de garder des descendants mâles. En travaillant dans le même esprit dans plusieurs troupeaux, on peut les échanger, ce qui est nécessaire pour éviter la consanguinité. »

Cet article L.653-6 aux contours flous et sans décret d’application, Jean-Louis le sent saumâtre : « Si le ministère pond des décrets, il va définir ce qu’est un mâle certifié. Donc la sélection qui sera appliquée dans les différentes races suivra très probablement un schéma obligatoire, et de toute façon on devra se fournir en “voie male” chez des éleveurs certifiés, qui seront des éleveurs spécialistes de la sélection. » Bref, on interdira aux éleveurs de ruminants – bovin, ovins, caprins – la sélection par la voie mâle, la plus rapide : un bélier a mathématiquement plus de descendance qu’une brebis, donc les améliorations se répercuteront à plus large échelle. Leur restera la voie femelle, qui de toute façon intéresse peu les centres de sélection. « Ce qui est grave, c’est qu’on dépossède les éleveurs et les bergers de leur capacité à créer leur propre sélection et à en être les responsables. Ce que nous voulons c’est rester maîtres de notre travail et pouvoir donner les impulsions et les orientations qui conviennent à nos choix. C’est comme si on forçait les gens à acheter leurs légumes chez Casino plutôt que chez leur voisin. » La comparaison est légitime : longtemps gérée par des coopératives d’éleveurs avec un monopole de zone, la sélection animale est désormais ouverte à la concurrence et donc aux grands groupes semenciers. La certification des mâles reproducteurs n’est qu’un pas de plus dans l’industrialisation du monde agricole, en même temps que le bouclage définitif d’un cercle infernal. Pour mesurer la portée de ce point final, il faut le considérer comme un aboutissement : peu d’éleveurs percevront la disparition définitive d’un choix qui était devenu de plus en plus difficile. Pourtant, il s’agit bien d’avoir le choix.

Dans l’autre bergerie, une brebis se remet d’une blessure à la patte : elle bêle à fendre l’âme quand on arrive. « Toute seule, elle se languit. C’est grégaire, ces bestioles. Mais là, elle va mieux. » Jean-Louis lui donne du sainfoin. « Ça, c’est du gâteau, pour elle ! » Le berger stagiaire ne va pas tarder à rentrer les bêtes. On retourne à la fromagerie avec Danielle. « Tu vois les pots en verre pour les yaourts ? J’ai pas la machine pour les stériliser, ça veut dire qu’ils m’obligent à en acheter chaque fois des neufs. Quand ils arrivent en palette, ils sont pleins de poussière noire, je suis bien obligée de les laver ! Ceux que les clients me ramènent au marché sont propres, eux… » C’est la même histoire attrapée par un autre bout. Pots de yaourt. Puces RFID. Génétique. « Ce qu’ils veulent, c’est nous rendre dépendants à tous les points de vue. »

Le mois prochain, suite de cette enquête : Le dispositif d’amélioration génétique de l’élevage français : interview de l’auteur de l’amendement qui a crée l’article L653-6.

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2 commentaires
  • 13 février 2012, 18:46, par 07200

    C abusé avec tous c restriction et autre loi .. Les eleveur- agriculteur ne Pouron plus exercé leur boulot "passion" comme il le sentent on sera obligé de consomé des produit choisi et modifié par les "gros" groupes ! C honteux laisson la nature et les agriculteurs elveurs faire leur ’travaille’

    • 14 février 2012, 09:20, par capello

      Un effort sur l’orthographe s’il vous plaît ! C’est pénible, on dirait que c’est fait exprès.

  • 15 février 2012, 11:34, par Framb

    Ces nouveaux projets de lois inspirent Révolte et Déception : Révolte car on dépossède littéralement l’éleveur de son rôle. C’est à lui que revient de faire évoluer son troupeau comme il le souhaite. Il y investit temps et soin. Révolte contre ce contrôle permanent, insidieux parfois puisque les contrôles et obligations se multiplient incroyablement : achat, vente, naissance, alimentation. Déception : de voir notre monde évoluer ainsi : du contrôle, des flux obligatoires, et la fantaisie ? et l’innovation ? et la découverte ? et laisser la vie aller la où elle veut ? et respecter les animaux en leur laissant vivre une vie descente ? S’émerveiller devant la diversité des races de nos élevages, mais c’est l’essentiel non ?! Ces accumulations de lois me laissent une impression bizarre, comme un roman de science fiction où les libertés disparaissent peu à peu : Interdit de ceci, interdit de cela, obligation de ceci, obligation de cela : 1984 ?

Paru dans CQFD n°95 (décembre 2011)
Par Nardo, Raúl Guillén
Illustré par Nardo

Mis en ligne le 13.02.2012