Le sperme de ruminant est une marchandise – Épisode 2
Quand le progrès pue le bouc
La sélection animale est vieille comme la domestication : depuis 10 000 ans, l’homme accouple des animaux pour améliorer leur résistance, leur comportement, leur force, leur productivité ou simplement leur esthétique. Comme les autres activités agricoles, la sélection a été industrialisée dès la seconde moitié du xix e siècle : instauration des livres généalogiques (1860), contrôle poussé des performances (1910), insémination artificielle (1950)… Ce processus culmine avec la Loi sur l’élevage de 1966 qui centralise, organise et optimise le dispositif français d’amélioration génétique du cheptel, en tenant compte des « nouvelles connaissances et des nouvelles technologies », notamment la « génétique quantitative et le calcul automatique1 ».
La loi de 1966 a permis une production annuelle moyenne de 7 500 litres de lait par vache, contre 3 500 en 1950. C’est du moins ce que retiendront les députés planchant sur la Loi d’orientation agricole de 2006, qui vise, entre autres, à libéraliser le dispositif d’amélioration génétique. Cette loi impose aussi la certification des mâles2, qui empêchera Jean-Louis Meurot (voir CQFD n° 95) de fournir à sa voisine éleveuse dans le Vercors des béliers issus de son troupeau, ou de s’en procurer chez son collègue du Calvados. Mais quel est le lien entre libéralisation et certification ?
Le dispositif d’amélioration3 est un très gros machin qui coûte cher. Au commencement sont les éleveurs-sélectionneurs, qui sont des élevages normaux s’engageant à effectuer chaque mois un contrôle laitier officiel, à respecter les standards de la race par l’élimination des bêtes non conformes, et surtout, à consacrer une partie des femelles de son troupeau au testage. Performantes, car issues des schémas de sélection, elles sont inséminées avec le sperme de mâles tout aussi performants. En cas d’amélioration de la production laitière de leur descendance femelle, on élèvera des rejetons mâles de ces mères
pour un nouveau cycle de testage. Jusqu’ici l’analogie avec le travail de Jean-Louis est flagrante – à ceci près qu’il s’agit d’un dispositif national et industriel, et que les critères retenus varient : Jean-Louis, lui, privilégie la rusticité4 plutôt que la conformité.
La collecte des informations zootechniques5 est canalisée par quatre-vingts Établissements départementaux d’élevage. Puis dix Centres régionaux informatiques traitent et renvoient ces données vers le fichier national, au Centre de traitement de l’information génétique de Jouy-en-Josas. À ce niveau, chaque race est « pilotée » par une Unité nationale de sélection et de promotion de la race6 (Upra) et par l’Institut national de la recherche agronomique (Inra). L’Inra élabore ensuite les grands schémas de sélection. Ces schémas reviennent alors vers les éleveurs sélectionneurs sous forme de plans d’accouplement, et ça repart pour un tour : les mâles sont amenés à des Centres de sélection et s’ils sont non conformes, ils sont réformés. Ces centres proposent aux éleveurs des mâles reproducteurs porteurs d’améliorations génétiques et fournissent les différents centres d’insémination artificielle. Il s’agit en général de coopératives d’éleveurs qui, depuis la loi de 1966, avaient l’exclusivité du service sur un territoire donné.
Deux raisons justifient la réforme du dispositif en 2006 : l’incompatibilité avec la réglementation européenne (opposée au monopole des centres d’insémination), et le souhait de l’État de « se désengager, en particulier financièrement, et confier une plus grande responsabilité aux sélectionneurs7 ». « L’État va se consacrer essentiellement à des missions stratégiques » délégant ses responsabilités et la qualité du dispositif aux professionnels, résume l’Union nationale des coopératives d’élevage et d’insémination animale8. Il s’agit de conserver le dispositif mis en place par la loi 1966 en transférant la responsabilité de l’État vers les « acteurs » privés.
L’ex-député Yves Simon, maire dans l’Allier, chargé de mission auprès du ministère de l’Agriculture, est à l’origine de l’article L653-6. Technicien agricole de formation, il a dirigé pendant dix-sept ans le Groupement des éleveurs charolais du Bourbonnais, une coopérative de sélection qui commercialise des mâles « sélectionnés, qualifiés et inscrits au Herd Book Charolais » et travaillé pour un syndicat de contrôle de performances, Bovins croissance. C’est dire s’il connaît le milieu lorsque le gouvernement Villepin le charge en 2005 de la rédaction des articles qui réformeront le dispositif génétique français. Qui a parlé de conflit d’intérêts ? Yves Simon plaide l’amour du métier. « La filière est mal barrée, constate-t-il aujourd’hui9. L’idée était de financer la sélection qui n’est plus subventionnée, d’où cet article de loi pour faciliter l’installation de sélectionneurs en leur créant un marché. Vu l’état des finances publiques, mieux vaut réglementer pour que vos meilleurs reproducteurs trouvent un débouché. Le problème c’est que les éleveurs considèrent qu’ils peuvent utiliser la génétique mais pas la financer. » Là, il se souvient d’une mauvaise passe similaire chez les céréaliers sélectionneurs, et de sa solution : « Quand j’étais ouvrier agricole en 1973 chez des céréaliers, la sélection grainetière a failli disparaître. Les éleveurs s’échangeaient la luzerne, le ray-gras, la dactyle… Ce qui a sauvé les grainetiers, c’est l’obligation pour les éleveurs d’acheter des semences certifiées. » Ce qui a « sauvé les grainetiers » a aussi appauvri la diversité des semences et marginalisé des échanges non marchands entre paysans, tout en les rendant plus dépendants. Aujourd’hui, le plus grand semencier français est Limagrain (une coopérative agricole qui a prospéré : 92 millions d’euros de résultat net en 2011), le quatrième plus important au monde, derrière les entreprises Monsanto, Pionner Hi-Breed et Syngenta. « Les céréaliers n’achètent pas les semences chez leur voisin ! Ils sont obligés de les acheter tous les ans puisque l’hybridation empêche de ressemer10. Pour les mâles, on ne peut pas empêcher les éleveurs d’utiliser par exemple leurs béliers. Mais si le sperme d’un bélier ne produit rien, économiquement c’est une connerie ! » C’est donc pour le bien des éleveurs qu’œuvre not’ bon maître : « Je suis un grand défenseur du monde agricole, mais il n’a pas toujours fait ce qu’il fallait pour s’en sortir… » Faut les sortir de l’ornière, ces bougres, de gré ou de force : « Un taureau sur deux sort sans signe de sélection. C’est une perte pour le marché de la sélection et une perte de performance pour l’éleveur. Je demande qu’on applique le progrès génétique aux animaux comme on l’a appliqué aux céréales. Il faut inciter les éleveurs à y avoir recours, et s’ils ne veulent pas, il faut légiférer. Quand on gère l’économie d’un pays, on a tout intérêt à ce que nos éleveurs utilisent les bons produits et améliorent les lignées. Regardez la sélection ovine, c’est la misère : il n’y a rien de plus facile que d’acheter un bélier à son voisin. » En langue technicienne, on appelle ça « conforter le rôle du sélectionneur et des organismes support », et gageons que si les vaches pouvaient mettre bas des taureaux stériles ça le conforterait encore plus.
Grâce à l’amendement d’Yves Simon, l’inéluctable ouverture à la concurrence se voit accompagnée de la création d’un marché captif, où la vie n’a de droit de circulation que certifiée et payée au prix qui dégagera des marges intéressantes pour les acteurs de la sélection. Plus aucun domaine ne doit rester en dehors du high yield (« haut rendement », dans le monde de la finance). Moins de choix, plus de contrôles. Pas d’élevage, mais de la production animale pour « nourrir le monde », comme on dit à la FNSEA. « Ce n’est pas pour contraindre, clame Yves Simon, mais il faut protéger le progrès. » Assiégé qu’il est par la barbarie !
Encadré
« À compter du 1er janvier 2015, le matériel génétique support de la voie mâle acquis par les éleveurs de ruminants est soumis à obligation de certification, qu’il s’agisse de semence ou d’animaux reproducteurs. »
Art. L. 653-6. du code rural et de la pêche maritime.
Le mois prochain, suite et fin de cette enquête avec une interview de Jocelyne Porcher, chercheuse à l’Inra et auteur de Vivre avec les animaux : une utopie pour le XXIe siècle, La Découverte, 2011.
1 « La loi sur l’élevage et l’organisation générale de la sélection en France », Inra productions animales, hors série 1992.
2 Les critères de certification seront définis pour chaque race par les Upra. Discussion en séance publique de l’article 28 du Projet de loi d’orientation agricole 2006, séance du lundi 17 octobre 2005 : www.assemblee-nationale.fr/12/cri/2....
3 L’exemple de la filière laitière décrit ici s’applique mutatis mutandis aussi à la production de viande. Actuellement, tous les élevages et toutes les filières sont inscrits dans ce type de dispositifs, mais les filières volaille et porcine, hautement industrialisées, suivent un chemin à part très standardisé, de sorte que les discussions sur l’amélioration génétique concernent principalement les ruminants.
4 Résistance aux intempéries, maladies…
5 Telles que l’identification, l’établissement des filiations, le contrôle de performances des éleveurs sélectionneurs… Apparue au xixe siècle, la zootechnie jette les bases de l’industrialisation de l’élevage et prend le parti de considérer l’animal comme un outil de production plutôt qu’un être sensible.
6 Progressivement remplacées, suite à la loi 2006, par des Organismes de sélection (OS).
7 Didier Boichard, L’Inra et la Sélection Animale : historique et perspectives, Inra, 2006.
8 L’Organisation de l’IA et de la diffusion de la génétique animale en Europe, actes du colloque organisé en février 2006.
9 Par téléphone le 22 novembre 2011.
10 Ceci concerne tous les agriculteurs, céréaliers ou non, mais pas toutes les plantes : le blé est autogame, on peut donc ressemer sa propre récolte… moyennant une taxe.
Cet article a été publié dans
CQFD n°96 (janvier 2012)
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Paru dans CQFD n°96 (janvier 2012)
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Illustré par Nardo
Mis en ligne le 05.03.2012
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