Le sperme des ruminants est une marchandise – Troisième et dernier épisode

Pas d’animaux, que de la matière animale !

Comment, après des millénaires d’élevage et de cohabitation, en est-on arrivé à réduire les animaux au rang de machines au service de l’agriculture industrielle ? Pour clore notre enquête au long cours sur la sélection animale et la certification par la voie mâle (cf. CQFD n°95 et 96), nous avons rencontré Jocelyne Porcher, chercheuse iconoclaste à l’Institut national de recherche agronomique (Inra), ancienne éleveuse et auteur de Vivre avec les animaux : une utopie pour le XXIe siècle1. Un vrai livre politique

CQFD : Quelle distinction faites-vous entre élevage et production animale ?

Jocelyne Porcher : L’élevage remonte à des millénaires, la production industrielle animale date du XIX siècle. D’un côté, le temps long des processus de domestication. De l’autre, l’apparition de la société industrielle, la mainmise de l’industrie et de la science sur les animaux. Dans l’élevage, c’est parce que l’on veut vivre avec les animaux que l’on travaille avec eux. Et ce travail peut être émancipateur, constructeur de l’identité, et pas seulement aliénant.

Du côté des productions animales, les principes théoriques des zootechniciens du xix e sont toujours à l’œuvre. Qu’est-ce que c’est qu’un animal ? Une machine. Un paysan ? Un producteur. Le but ? Le profit. Il n’y a pas d’animaux, rien que de la matière animale dont il faut maximiser le rendement. L’intention n’était pas machiavélique, le progrès de la science était censé aller de pair avec le progrès social. Mais cela s’est fait contre la volonté des paysans. Beaucoup ont collaboré, notamment après-guerre, mais le système a traité très violemment les résistants – et cela continue.

C’est à cette époque qu’apparaissent les antibiotiques et les vitamines de synthèse. Dans les années 1960, les concepts des zootechniciens peuvent devenir réalité. Les porcs consomment actuellement 700 tonnes d’antibiotiques par an ! Sans les antibiotiques, on n’aurait pas pu les entasser comme cela a été fait. Il y a eu une bifurcation : la production devient autoroute, et l’élevage, chemin vicinal. Les seuls pouvant vraiment être éleveurs, conformément à leurs valeurs morales et leur propre conception du travail, sont ceux qui pratiquent la vente directe. Encore qu’ils ne peuvent maîtriser la fin de vie des animaux, sauf pour les volailles, les abattoirs étant aux mains des industriels2.

Le processus d’amélioration génétique français de 1966, comme le projet de certification des mâles reproducteurs ruminants de 2006, participent-ils à cette industrialisation ?

La rotation qu’impose le gain de productivité obtenu par voie d’amélioration génétique est très importante (cf. CQFD n° 95). J’ai rencontré un éleveur de vaches qui change la moitié de son troupeau chaque année. C’est l’industrialisation accélérée de la production laitière. Il a un robot de traite, les bêtes ne sortent plus, elles vêlent une fois, au mieux deux, et vivent moins de cinq ans. On a des installations de trois cents vaches laitières, et il existe un projet de mille têtes. L’animal doit pisser du lait et, d’ici peu, les travailleurs seront à la traite du matin au soir. C’est la taylorisation du travail, la rotation des effectifs, humains et animaux. On n’a pas le temps de s’attacher, et la technique permet d’éviter les sentiments. Avec la certification des mâles, on dépossède un peu plus les éleveurs de leur sélection. Quand vous choisissez un bélier, il y a un côté affectif, pas seulement une visée pratique, de rendement. Il faut essayer d’arrêter ça, et soutenir les éleveurs qui défendent leur métier. Ils sont complètement isolés et démunis.

Vous insistez beaucoup sur l’affectivité. Est-elle réellement incompatible avec l’industrie ?

L’affectivité est un reliquat de l’élevage très embêtant pour l’industrie, car c’est un frein à la productivité. Les travailleurs ne sont pas des êtres froids : ils se blindent contre la souffrance et quand le blindage ne tient plus, ils souffrent. On a beau leur dire qu’une truie, ce n’est rien, qu’on peut la matraquer comme ceci et comme cela, que c’est l’ordinateur qui décide, etc... bref, que leur affectivité est prise en main par l’organisation du travail et son informatisation, cela ne fonctionne pas. Les éleveurs et les salariés sont tous les jours en relation avec des animaux qui les regardent. Ils les prennent en pitié et, parfois, se rendent compte de ce qu’ils font… C’est pourquoi je pense que l’on va arriver à produire de la viande in vitro, sans vie ni affectivité. C’est la seule option logique pour les productions animales. Une de mes hypothèses est que l’on est co-construits avec les animaux. Ils ont toujours été présents. Notre humanité, notre subjectivité, le fait que l’on ait un rapport affectif au monde passe par la relation à l’animal. La tendance actuelle, c’est la rupture avec l’animal, et c’est effrayant parce qu’on n’a pas mesuré ce qu’ils nous ont apporté. On s’apprête à s’en débarrasser sans avoir conscience de la richesse dont nous sommes – humains et animaux – dépositaires.

Vous dites que les animaux collaborent au travail. Mais… Le « bien-être » animal est-il possible dans l’élevage ?

Malgré trente ans de travaux sur le « bien-être animal », la situation des travailleurs et des animaux d’élevage empire. Sont-ils juste des objets de travail ? Un berger dit de son chien « Il travaille », un policier en binôme avec un chien dit « Mon chien travaille avec moi »… Le mot est utilisé en permanence, mais on ne sait pas ce qu’il veut dire pour un animal.

Arriver à répondre à cette question, c’est donner une piste pour changer leur statut. Les concepteurs des robots de traite prétendent que la tâche est déléguée au robot, comme si la vache était une bille dans un flipper. Mais si les vaches n’y vont pas d’elles-mêmes, le robot ne fait rien tout seul. Les animaux ont une idée des règles du travail. Ils peuvent très bien ne pas les respecter, mais ils savent ce qu’ils doivent faire ou pas. Comme la vache qui fait semblant d’aller au robot tant que l’éleveur la regarde, puis fait demi-tour… Si l’animal est intelligent, affectif, s’il participe au travail, alors, logiquement, les systèmes industriels deviennent impossibles.

Et c’est là que la question de la mort apparaît. Car, si les animaux collaborent au travail, quelle place prend leur mort ?

Vous vous confrontez alors au mouvement de libération animale… Votre chatte a des petits, vous les gardez tous. Les petits ont des petits, vous les gardez tous. Et vous vous retrouvez avec quarante chats dans l’appartement ! Cela paraît basique comme argument, mais beaucoup d’éleveurs disent pour expliquer la mort : « On ne peut pas tous les garder. » C’est tout à fait compréhensible. Vivre avec les animaux, c’est intervenir sur leur cycle de reproduction. Le maître d’un animal de compagnie fait de même en castrant son chat ou en régulant les portées de sa chienne.

La vie des animaux d’élevage dépend entièrement de la nôtre. Si nous sommes prisonniers de ce système, comment pourraient-ils être émancipés ? On peut être libres ensemble. Dans ce système libéral inique, nous sommes prisonniers ensemble. Le politique est dans la jonction entre notre destin d’êtres humains et le destin des animaux à nos côtés. C’est bien beau de dire « Faut pas tuer les animaux », mais que fait-on ? Concrètement ? De grands parcs avec les animaux d’un côté et nous de l’autre ? Le rapport à l’animal est très charnel, intersubjectif. Quand nous sommes responsables des animaux, nous voulons leur bien, malgré les apparences. Cela pose deux questions : est-ce que l’on continue à vivre avec eux ? Dans quelle société ?

Propos recueillis le 1er février 2012.

Copinages éhontés : Découvrez « Paysans et paysannes dans la lutte des classes » sur Radio Canut à Lyon, 102.2 FM un jeudi sur deux, ou sur http://blogs.radiocanut.org/luttesp....

Et écoutez l’émission de France Culture sur le collectif Faut pas puçer : www.franceculture.fr/emission-terre....

Voir aussi « Améliore ta brebis de l’Aveyron ».


1 Jocelyne Porcher, Vivre avec les animaux : une utopie pour le XXIe siècle, La Découverte, 2011.

2 Jocelyne Porcher a imaginé un camion-abattoir qui permettrait de contourner la filière industrielle. Article disponible ici : www.agrobiosciences.org/IMG/pdf/fas....

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1 commentaire
  • 17 juillet 2012, 18:55, par Karl-Groucho D.

    Merci de ne pas publier si ça comporte le moindre risque de diffamation ;-))

    SaLuT !

    Dame Porcher récidivant là http://www.contretemps.eu/fr/interv... Dans un « article » titré « Défendre l’élevage, un choix politique », j’ai réagi, et comme je fais allusion à la parution dans vos (zimmenses ;-)) colonnes, je vous expédie là copie de ma réaction.


    Bonjour.

    Pitié ! Même CQFD s’est fait avoir et nous sert du Porcher. Incroyable. Lisez !

    http://www.cqfd-journal.org/Pas-d-a...

    Dans l’article sur votre site, par exemple, être végétarien, hop, c’est du pipeau, puisque les productrices (de lait, d’œufs), une fois réformées sont tuées.

    Ah. Bon.

    D’abord, comparons ce qui est comparable : quelle proportion représente ces animaux de réforme comparés à la masse des animaux « élevés » uniquement pour être tués ? Ensuite, si on est végétarien, c’est sans doute aussi qu’on réfléchit un peu plus loin que son estomac. Si je consomme du lait ou des œufs, je sais d’où ils proviennent et ce qu’il advient des productrices. Et, mieux, si possible, j’élève chez moi ou je co-élève chez des amis de confiance lesdites productrices. Et ce sont des animaux de compagnie qu’on n’expédie pas se faire rentabiliser en se faisant tuer.

    Dans l’article de CQFD, c’était pas loin du même tabac. Le raisonnement était que réguler les naissances ou tuer, hop ! C’est la même chose.

    Ah. Bon.

    « Avorter c’est tuer », alors ? Ou pas loin. Mais où ai-je donc déjà entendu ça ?

    Ceci dit, merci (sincérement) pour votre excellent site/blogue. Mais faites gaffe ;-)))

    K.-G. D.


    Merci de ne pas publier si ça comporte le moindre risque de diffamation ;-))

    • 20 juillet 2012, 20:22, par Karl-Groucho D.

      Mékèsvouzavé avec c’t’individu ? Voilà que vous en reservez une louche dans le numéro de plage ? !

      Karl-Groucho D.