Dossier « Le travail mort-vivant »

Malades au travail, malades du travail

Entretien avec Lise Gaignard, psychologue du travail et psychanalyste, qui combat depuis plusieurs années, notamment via ses chroniques publiées dans Alternative libertaire1, les tendances à la psychologisation dépolitisante de la souffrance au travail.
Ruoyi Jin

Comment en tant que psychanalyste en êtes-vous venue à vous intéresser spécifiquement à la question du travail ?

J’ai commencé ma carrière dans des cliniques de psychothérapie institutionnelle, La Chesnaie puis La Borde. L’une des caractéristiques de ce mouvement est de questionner le travail hospitalier, l’organisation des soins : dans un service de psychiatrie l’analyse des liens de travail doit fonder le travail analytique. Plus tard, j’ai participé aux recherches en psychodynamique du travail et j’ai étendu mon champ de recherche à l’ensemble des travailleurs. C’est à peu près à cette période que des médecins du travail et des syndicats ont commencé à adresser à mon cabinet des travailleurs « victimes de harcèlement moral ».

Qu’est-ce qui dans la souffrance de vos patients est propre à l’état actuel de l’organisation du travail ?

Quand on est malade, on est souvent malade du travail puisque c’est notre principal mode d’échanges avec les autres humains. Surtout si on ne considère pas uniquement l’emploi, mais qu’on inclut le travail scolaire et le travail domestique. C’est une illusion de croire qu’il existe le travail employé d’un côté et la vie privée de l’autre : l’amour et le travail sont beaucoup plus liés qu’on ne veut bien le croire. Nous sommes faits des échanges que nous avons avec les autres. C’est pourquoi il faut faire attention où on met les pieds. Et les mains. Le système d’échanges néolibéral est très efficace du point de vue de la production : le travail humain n’a jamais autant rapporté d’argent. Mais les inégalités de vie et de santé sont très importantes et continuent de se creuser, même entre les travailleurs français. Alors, on invente des stratagèmes pour ne pas être trop gêné aux entournures, on se débrouille pour masquer et se cacher cette surexploitation d’autrui et de la planète. Et puis un jour ou l’autre, le masquage s’effrite et les travailleurs zélés s’effondrent. Ce sont ceux-là qui viennent me voir, des cadres et des professions intermédiaires essentiellement, qui ont longtemps fait corps avec l’organisation du travail et qui finissent par tomber de haut

Comment ces dernières années « la souffrance au travail » s’est-elle invitée dans les cabinets de psy ?

On n’obtient pas une telle efficacité de production sans « dégâts collatéraux » comme ils disent. Il faut voir les chiffres de rentabilité des entreprises : on en est souvent à plus de 20 % de retour pour les actionnaires, alors qu’en 2000 on croyait que si l’on passait la barre des 10 %, on tuerait les gens. Les travailleurs sont plus solides que prévu. Mais la société se désagrège et les déçus, les laissés-pour-compte, très nombreux, sont adressés vers les psys à qui on demande d’arranger un peu les choses. C’est de la maintenance, en fait. Cette « psychologisation » des tensions professionnelles est complètement dépolitisante. C’est pratique : on raconte que si les employés ne tiennent pas le coup, c’est un problème d’organisation, de gestion du personnel. Alors, on envoie la hiérarchie en stage de management et les travailleurs qui craquent en arrêt maladie. Et on lance des programmes de recherche sur les meilleurs moyens de surexploiter les gens sans trop les contrarier ! Pour ça, les psys sont de bons auxiliaires : entre les coachs et les numéros d’urgence, les conseillers « ressources humaines » et les bureaux de doléances « pour évacuer » au fond du couloir, cela dure depuis plus d’un siècle. Il existe aussi tout un courant de psys spécialisés dans la « souffrance au travail » qui dénoncent les mauvaises méthodes managériales et qui poussent, à tort selon moi, les salariés à poursuivre leur hiérarchie devant les tribunaux pour harcèlement moral… plutôt que pour dénoncer leurs conditions de travail.

Que reprochez-vous à cette stratégie ?

Cela fabrique un bouc émissaire facile : le manager pervers- narcissique. Selon moi, on ne peut obtenir de telles performances économiques et financières sans une casse terrible de sa propre existence et de celles de nombreux autres : ce ne sont pas les employeurs ou les petits chefs qu’on doit poursuivre devant le tribunal pour mauvais traitements mais notre mode de production. D’autant plus que les employés perdent leurs procès dans des proportions effroyables. Ce mouvement, pourtant courageux et de bonne foi, risque d’augmenter la grosse pile des illusions du travail en milieu néolibéral. Et plus on tombe de haut plus on se fait mal. Cela produit au final des milliers d’invalidités psychiatriques : les gens ne se remettent pas d’avoir perdu leur procès. Une de mes patientes, déçue, disait : « Je voulais prouver au tribunal que le travail m’avait rendue dingue, j’ai juste réussi à prouver que j’étais dingue.  » C’est le sens même de notre travail qu’on doit incriminer. Quel mode de vie voulons-nous ? Quelle école ? Quel hôpital ? Quels modes de gestion ?

Que peut, malgré tout, un entretien avec vous face à la souffrance de ces employés ?

Les entretiens que j’ai menés avec des personnes effondrées (on dirait en burn-out si on voulait utiliser le terme néolibéral : encore un enfumage) permettent de créer un cadre de dégagement. Les travailleurs ont souvent du mal à tenir le coup dignement, en même temps qu’ils reproduisent activement les inégalités. Et pour y arriver, ils construisent des évidences qui légitiment leurs pratiques (« les chômeurs sont des fainéants », « les pauvres sont des profiteurs », « les réfugiés sont de faux réfugiés », « les vieux n’aiment pas les douches », « ceux qui tombent malades sont des mauviettes ») pour former un consensus de masquage que la psychodynamique du travail appelle des « idéologies défensives ». Maintenir ces allégations malgré l’écart avec la réalité est coûteux, et cela exige entre autres de laisser tomber ceux qui dévissent, qui représentent le déchet de l’effort collectif et rendent visible le danger même du système. Alors, dans mon cabinet, on analyse ça ensemble. Pas d’un point de vue moral, mais du point de vue de la production. Ils réalisent ainsi ce qu’ils ont participé à mettre en place et ils se rendent compte que leur éviction est un effet du système. Quand on traite les gens comme des choses, ça donne ça. Tout simplement. Alors évidemment, ils sont déçus, mais calmés. C’est moins « chaud ». Pour y parvenir, il faut passer par une description longue et précise du travail concret, le sien et celui des collègues, de ses difficultés matérielles, de ses évolutions, du « haut » et du « bas ». Je leur fais raconter les conditions de production en évitant au maximum la psychologisation de la situation. On produit quoi, comment, pour qui ? Et à quoi ça sert ? Dans quel engrenage a-t-on mis la main jusqu’à l’épaule ?

Comment selon vous peuvent se conjuguer la pratique individualisée de soin et l’action politique collective ?

Après cet entretien de dégagement des « idéologies défensives », l’analyse du « consensus de masquage » dont on parlait tout à l’heure permet aux patients de mieux comprendre ce qui leur arrive. Ensuite, ils retournent au travail ; ils n’envisagent pas forcément de quitter leur emploi : beaucoup d’entre eux n’en ont pas les moyens. Ils y inventent souvent un nouveau mode de présence et d’action. Ils renouvellent leur point de vue et trouvent une place plus juste au milieu des autres. Certains se sentent même renforcés, libres de penser et d’agir autrement. Ils en savent plus long que les autres. Ce qui ne veut pas dire qu’ils vont se lancer dans l’action collective émancipatrice. Mais cela leur sera possible et cela arrive souvent. François Tosquelles, un des inventeurs de la psychothérapie institutionnelle, affirmait que « La “maladie” [est] avant tout une manifestation d’insuffisance de nos conduites sociales : agir, parler, vivre avec autrui2  ».

Pourquoi se demander tous les matins au travail « pour qui on roule » vous semble-t-il une mesure d’hygiène fondamentale ?

Sans un effort collectif colossal, de tous les instants, que chacun fournit de manière coordonnée, rien ne fonctionnerait. Il suffit d’une grève du zèle, d’un débrayage ou d’un sabotage infime et plus rien ne marche. Une réflexion lucide sur la nature même de ce qu’on produit et tout change. S’efforcer quotidiennement, ne serait-ce qu’une ou deux minutes, à se poser cette question est une décision minuscule qui pourrait avoir des conséquences énormes. Ça préserve peut-être de glisser sur la pente de la servitude. Ce serait une bonne prévention des fameux burn-out.

Propos recueillis par Romain André

1 Regroupées dans le livre Chroniques du travail aliéné, Éditions d’une, Paris, 2016.

2 Trait-d’union, Éditions d’une, Paris, 2015.

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