Tyrannie technologique

La puce à l’oreille

Depuis 2010, sous prétexte de « traçabilité », un règlement européen impose d’équiper les moutons et les chèvres d’une puce électronique (RFID) permettant d’identifier la bête à distance. Dans l’intérêt du consommateur ? Décidés à dénoncer cette imposture, des bergers s’organisent.
par Felder

Début février, à l’invitation du groupe Oblomoff1, des éleveurs sont montés à la capitale pour parler de leur lutte. Si le discours des technocrates bruxellois, relayé par le ministère de l’Agriculture et les industriels, voudrait nous faire associer traçabilité à « sécurité », « qualité » et « transparence », certains ne l’entendent pas de cette oreille. Dans une salle associative du XIIe arrondissement, parmi la soixantaine de personnes réunies, plusieurs bergers des quatre coins de la France, mais également d’autres travailleurs exposés eux aussi à cet envahissant contrôle. « Peu d’emplois échappent encore à la gestion électronique qui vient renforcer la bureaucratie et saper les poches d’autonomie ou de dignité que beaucoup d’hommes et de femmes tentent de préserver, à la ville comme à la campagne », souligne le groupe Oblomoff dans son invitation. Enseignants, salariés de la Poste, bibliothécaires, personnels hospitaliers : ce soir-là, la diversité de l’assistance confirme ce propos.

« Le puçage électronique de nos bêtes est une sérieuse menace sur notre façon de faire de l’agriculture, affirme un berger2. Il n’existe pas de complot ou de volonté d’écraser ce qu’on fait ou ce qu’on pense de l’agriculture. La vraie motivation du puçage est industrielle, avec un objectif de gestion des volumes. La boîte qui a le quasi-monopole des boucles en plastique [contenant le RFID] a été créée dans les années 1950 par deux types, dont un était éleveur laitier. C’était le début du contrôle de la productivité et de la course à la performance. Ce qu’on vit aujourd’hui n’en est que le prolongement. » Il ne s’agit donc pas seulement d’une attaque menée par les scientifiques et la bureaucratie contre les éleveurs non industriels, mais d’une évolution impulsée depuis le « monde paysan » lui-même. « Aujourd’hui, avec la puce électronique, les gros éleveurs cherchent à fluidifier la filière, de la naissance des bêtes à l’abattoir. Il faudrait faire couler la viande du producteur au consommateur comme du puits de pétrole à la pompe », poursuit l’orateur.

Côté qualité, le discours des tutelles ne fait guère plus illusion. L’implantation de ce nouvel « outil » est censée apporter la solution aux crises sanitaires et écologiques de ces dernières années (grippe aviaire, vache folle, fièvre catarrhale ovine, etc.) en garantissant la traçabilité, mais sans rien changer aux conditions de production qui conduisent au désastre. Les bergers en rigolent : « Ce n’est pas parce qu’on connaît le parcours de la bête et qu’on peut ensuite étiqueter ‘‘produit français ’’ que la viande est de qualité. Ce qui fait la qualité, c’est comment la bête a vécu, dans quel environnement et ce avec quoi elle a été nourrie. La traçabilité n’est pas synonyme de qualité. »

En outre, la fiabilité de la technologie en question est discutable. « La puce RFID est facilement falsifiable et d’ailleurs, depuis la mise en place du puçage des chiens, le trafic canin a augmenté ! », fait remarquer un éleveur. Il suffirait d’un champ magnétique relativement puissant pour désactiver les puces. Rien, d’après ces éleveurs, ne remplace le bon vieux tatouage dans l’oreille. Sauf que pour les troupeaux de 2 000 bêtes – un chiffre normal dans l’élevage intensif – se pencher sur l’oreille de chacune d’elles représente une perte de temps. La puce RFID apparaît alors comme un gain pour les producteurs de la filière.

Si la traçabilité est mise en avant, ce n’est pas uniquement pour le bien du consommateur. « Ce qui compte, c’est la gestion, poursuit un berger. On ne change rien aux modes d’élevage qu’on sait pourtant toxiques, mais on crée l’illusion d’une maîtrise de la situation, notamment au niveau sanitaire, voilà en substance ce que nous dit l’Administration. Et il faudrait qu’on y adhère ! » Et pour qui n’adhère pas, c’est la poisse. Face aux réfractaires, l’Administration menace : la sanction va de la suppression d’une partie des primes (pour l’élevage ovin et bovin, les primes représentent jusqu’à 150 % des revenus, salaires et charges confondus) jusqu’à des poursuites judiciaires. « Élever des brebis se réduit de plus en plus à regarder des paramètres sur un écran et à remplir de la paperasse. On trouve ça violent. Que ce sentiment ne soit pas partagé largement en dit long sur notre époque, regrette le même berger. Mais notre quotidien avec les bêtes nous renvoie à la figure que la vie, c’est autre chose que des colonnes de chiffres ! »


1 Collectif critique du rôle de la recherche scientifique dans notre société, en guerre contre la tyrannie technologique.

2 Pour plus d’infos : Collectif Faut pas pucer, Le Batz, 81140 Saint-Michel-de-Vax, fautpaspucer@laposte.net.

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