Le « robin des banques » a été capturé à Barcelone

Vers une internationale des mauvais payeurs ?

Le 17 septembre 2008, 200 000 exemplaires d’un journal éphémère étaient distribués gratuitement dans toute la Catalogne. Le jeune activiste Enric Duran s’y vantait d’avoir escroqué près de 500 000 euros à 39 organismes financiers en sollicitant une soixantaine de crédits à la consommation ou autres prêts à des entreprises fictives. Le journal, baptisé Crisi, appelait à l’insoumission bancaire et à l’association de tous les mauvais payeurs, volontaires ou contraints. Revenu à Barcelone après six mois d’« exil préventif », Enric a été arrêté sur un campus occupé, à l’issue d’une opération policière digne d’un raid antiterroriste, selon le syndrome Tarnac. À l’heure où les crapules gouvernementales capitalisent l’immoralisme en renflouant les banquiers, une question hante le monde : comment échapper à leurs griffes ? L’action d’Enric et du groupe Crisi a le mérite de mettre les doigts là où ça fait mal : au coeur du système, dans la plaie ouverte de sa fiction monétaire. Le 17 mars, Podem !, un nouveau journal gratuit, imprimé sur papier couleur saumon comme les pages économie des grands quotidiens, a été distribué à 350 000 exemplaires un peu partout en Espagne. Podem ! interpelle les victimes de la basse finance, spécialement ceux et celles d’entre nous à qui les Thatcher, Blair, Zapatero et Sarkozy ont promis une vie de petits propriétaires et qui se réveillent enchaînés à l’hypothèque, courant après une thune virtuelle, cumulant les boulots pour rembourser les intérêts et les agios et qui, aujourd’hui, sombrent les premiers dans les eaux troubles de la « crise systémique ». Crisi-Podem ! invite à rompre les rangs et, pragmatique, donne des pistes pour s’en sortir, façon An 01 de la décroissance. Entre naïveté un brin messianique et sens pratique non dénué d’humour, ce qui est proposé ici, c’est de réinventer nos existences, collectivement. Et ça, ça nous intéresse.

Chronique d’un retour aléatoire

Ça s’est passé très vite. Vingt agents en civil de la division d’investigation criminelle se sont jetés sur Enric Duran et l’ont entraîné vers un fourgon stationné devant la fac occupée. Trois unités de CRS locaux couvraient l’opération. Le 16 mars, au cours d’une conférence de presse, Enric avait dévoilé son retour à Barcelone et annoncé la distribution de Podem !, nouvelle publication gratuite incitant à l’insoumission bancaire. Pour que la police puisse pénétrer dans l’enceinte universitaire, une autorisation spéciale avait été délivrée, par un autre juge que celui qui instruit le dossier…

Y a-t-il eu résistance à l’arrestation ? « Non », clarifie Paco, du collectif Crisi. « Après la conférence, Enric pianotait tranquillement sur son ordi. C’était une de ses activités principales, répondre aux gens qui s’adressent au site de Crisi et maintenir les nombreux contacts qu’il a dans le monde. » Les flics l’ont interrompu alors qu’il allait se rendre au programme de télévision locale Hora Q. Quelques heures plus tard, la fac occupée était évacuée avec violence, ce qui eut le mérite d’accaparer les titres de la presse. « Vu l’absence de plaintes et afin de pouvoir rester actif dans les mobilisations sociales,je sortirai bientôt de la clandestinité », avait écrit Enric le 17 octobre dernier. « Alors que l’impact du 17-S [17 septembre, jour où fut distribué le premier numéro de Crisi] me faisait penser que le soutien était trop important pour qu’ils osent me jeter en prison, l’entrée en crise totale du système depuis la mi-septembre me pousse à me dépenser sans compter pour mettre à profit la conjoncture historique. » Mais le collectif Crisi avait visiblement sous-estimé la capacité de censure molle des médias ainsi que l’étonnante souplesse de la justice… « Ce n’est qu’après ce communiqué que la police catalane a affirmé avoir enregistré un total de dix-huit plaintes d’organismes financiers », remarquait Enric dans une lettre ultérieure.

Quelle est la situation légale de notre Robin des banques ? Avant son départ pour l’étranger, il avait laissé un pouvoir à son avocat afin de répondre en son nom à d’éventuelles convocations de la justice. Pendant ces six mois d’exil volontaire, diverses convocations au tribunal administratif lui ont été adressées, qu’il a choisi d’ignorer : sans possessions ni compte en banque, il n’avait pas grand-chose à craindre. « Il n’y a pas,pour l’instant,de plainte au pénal », expliquait alors son avocat. D’ailleurs, si les autorités savent qu’Enric a escroqué 39 banques, c’est bien parce qu’il s’en est vanté publiquement. Sinon, il ne serait qu’un mauvais payeur de plus, un de ces obscurs endettés que les usuriers patentés grignotent jusqu’au trognon dans la plus grande discrétion.

Le 17 mars, après une nuit au commissariat, Enric est passé devant le juge. Celui-ci a prononcé sa mise en détention préventive sans possibilité de caution. L’idée d’un Enric Duran se rendant au tribunal de son plein gré déplaisant fortement, on a préféré le jeter aux oubliettes. Il peut y moisir deux ans dans l’attente d’un hypothétique procès. Son avocat a fait appel. Appel rejeté pendant les vacances de Pâques,sous prétexte que « le prévenu a probablement les moyens de s’enfuir ». Enric a été transféré à la prison de Can Brians,hors de Barcelone. Dans cette même taule, un sénateur socialiste, condamné à trois ans de prison en 1997 pour financement illégal de son parti, n’a passé que vingt-cinq jours, avant d’être libéré, puis gracié. Aucun de ses douze co-accusés n’a fait ne serait ce qu’un jour de détention préventive.

Si l’action du 17 septembre n’avait pas mérité l’attention des médias, l’arrestation d’Enric a eu les honneurs du JT de la deuxième chaîne nationale : « Il a payé cher », assenait-elle avec satisfaction. Quant au quotidien El País, il découvrait l’affaire et titrait, enfin rassuré : « Il dort en prison. » Mais cette action étant non violente et non nationaliste, les journalistes ont du mal à la caser dans les grilles d’analyse habituelles de la vie politique espagnole. Le silence est vite retombé. La fédération d’associations de quartiers de Barcelone et l’observatoire des droits économiques, sociaux et culturels ont demandé la mise en liberté d’Enric. Le 26 mars, 200 personnes se sont symboliquement foutues à poil devant la Bourse de valeurs. Plus de 300 volontaires sont déjà inscrits sur une liste de potentiels déserteurs bancaires. Affaire à suivre…

Extraits tirés de Podem !

Deviens insoumise. Si tu veux t’affranchir du système, sollicite des crédits et ne les rembourse pas !

Fatiguée de travailler 40 heures par semaine ? Exténuée par les échéances de ton hypothèque ? Es-tu vraiment sûre que le capitalisme est fait pour toi ? Si tu es décidée à abandonner l’illusion de la propriété privée, à retrouver le goût de partager, à construire un projet d’autogestion collective, et si tu manques d’argent pour acheter un terrain ; ou si tu désires financer une publication comme celle-ci… : Cesse d’obéir à la banque. [Prends contact avec nous et] quelqu’un de spécialisé te proposera un produit de dette impayée à ta mesure. Tu viendras grossir la liste croissante des endettés bancaires. À toi de jouer et, si tu veux, la discrétion sera assurée. Une fois insolvable, plus de problème. Tu vivras heureuse en dehors du système.

Autres conseils personnalisés :

Si tu n’en peux plus, cesse immédiatement de payer tes crédits. Donne la priorité à ta santé et aux besoins de ta famille. Rembourse tes amis,mais pas les banquiers. Nous sommes des millions de mauvais payeurs. Organisés, nous pourrons avoir une deuxième chance, sans banques ni saisies.

Un plan d’action pour nous libérer en masse de l’actuel système.

Avant tout, il faut discerner ce qui est en crise de ce qui ne l’est pas. La spéculation immobilière est en crise. Mais pas le besoin de toit et d’abri. Le travail salarié est en crise. Mais pas le besoin de s’alimenter. La production industrielle est en crise. Mais pas le besoin de produits utiles. Qu’ont en commun un appartement vide, une terre abandonnée, un objet au rebut ? Leur propriétaire prive les autres de la possibilité de s’en servir. La crise la plus profonde est celle de la propriété privée comme pilier central des relations économiques et sociales.

Nous déclarons naufragée la civilisation de la propriété privée tombée en désuétude. Nous proclamons une nouvelle ère du droit d’usage et des ressources mises en commun. Le 17 septembre 2009, après quelques mois de transition, nous commencerons à vivre sans capitalisme. Nous jouirons du plaisir de partager, d’entrer en relation les uns avec les autres et de nous aimer. Nous récupérerons le goût pour le savoir-vivre, que la froideur des cartes de crédit nous avait fait perdre.

Grève des usagers bancaires. Si nous nous unissons, ils ne pourront pas nous arrêter.

Le titre de la revue [Crisi] du 17 septembre, « Tu penses que les banques te volent ? », s’est vu pleinement confirmé par les aides de plus de 2 milliards d’euros d’argent public avec lesquels les USA et l’Europe ont arrosé la banque privée. […] Les banquiers financent les politiciens et les politiciens financent les banquiers. […] Les gens ont peur de ce qui peut arriver si les banques font faillite. [Voilà pourquoi nous prônions la méthode suivante :] « Étant donné que les participants – spécialement ceux et celles qui cesseront de payer leurs dettes et qui ont un logement hypothéqué– courent un risque personnel, le collectif de grévistes contrera ce risque par la solidarité et l’appui mutuel. Tous ceux qui rejoindront la grève seront solidaires,pour que, grâce à ce réseau de soutien, personne ne soit privé de toit ni d’une assiette à notre table. Nous démontrerons qu’on peut vivre bien – et même mieux – sans les banques. »

Propositions concrètes :

 Qui a des économies sur son compte en banque peut le clore et reverser l’argent dans des projets collectifs ou des coopératives (voir page 12).
 Qui a des dettes peut cesser de les payer (voir page 8, et page 12 pour les hypothèques).
 Qui n’a pas de dettes peut solliciter un prêt sans intention de le rembourser et l’investir dans une alternative de vie (voir page 9). Et cætera. Les mauvais payeurs involontaires font d’une certaine manière déjà partie de la grève et peuvent rejoindre l’association.

Nous pouvons vivre sans capitalisme.

Chaque troisième jeudi du mois sera considéré comme jour de débat public […]. Le premier de ces débats aura lieu le 15 octobre. En appliquant le mécanisme d’actions décentralisées menées par des groupes affinitaires, nous descendrons dans les rues et demanderons au reste de la population de cesser ses activités pour débattre du modèle de société que nous voulons. Ce plan d’action pourra être sujet à variations, fruits des circonstances et de l’intelligence collective. Ce mouvement se poursuivra jusqu’à ce que le processus constituant ait culminé, c’est-à-dire que la vie sans capitalisme soit devenue réalité.

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