CQFD

« Task force sécurité »


paru dans CQFD n°98 (mars 2012), rubrique , par Jean-Pierre Levaray, illustré par
mis en ligne le 04/05/2012 - commentaires

De grands panneaux lumineux ont été installés aux entrées stratégiques de l’usine, comme il en existe déjà plein dans d’autres boîtes. S’affichent les heures et les jours sans accidents du travail, ainsi que des slogans sécuritaires martelés par des Big Brothers au petit pied : « Mettez votre casque », « Respectez le code de la route, même à l’intérieur de l’établissement », etc. Les abords de l’usine, trottoirs, parkings, bordures gazonnées ont été relookés. Des arbres ont été plantés. Des peintres sont venus illico presto donner un coup de neuf à des couloirs, des portiques et j’en passe. Dans la novlangue des patrons, cela s’appelle le nice-looking. Des affiches « sécurité » prônant les « bons réflexes » et les « règles d’or » ont été placées le long des passages principaux. Enfin, les cadres se sont mis sur leur trente et un, arborant un costard ou trimballant leur cravate dans l’attaché-case.

par EfixParce que voilà, « dans le cadre du Safety tour [1]  », les nouveaux responsables sécurité de chez Total, la maison-mère, sont venus voir notre usine, histoire de décerner un Security award aux pompiers de la boîte qui avaient fait des miracles lors du dernier accident sur l’unité d’ammoniac (cf. CQFD n°93). Une vraie cérémonie à base de discours et cocktails de jus de fruits à volonté.

Ça, c’était pour la partie émergée de l’iceberg. Les hauts responsables de Total avaient une autre mission. Celle de prendre l’avenir de l’usine en main. Et l’encadrement de l’établissement, du directeur aux chefs de service, était des plus stressé et dans ses petits souliers. Il faut dire que l’équipe de Total se nommait la Task force, façon forces spéciales. Après contrôles, enquêtes et discussions, ce groupe de travail devait prendre the décision concernant l’atelier de fabrication d’ammoniac. Les problèmes étaient : cet atelier, après travaux, doit-il être maintenu en activité ? L’usine, qui possède un stock d’ammoniac suffisamment important, peut-elle fonctionner sans cet atelier, en attendant que les unités de production basées en Égypte et en Algérie soient opérationnelles ? Est-il intéressant de la revendre, en l’état ou réparée, d’autant qu’une boîte étrangère pourrait être intéressée ?

Ce genre d’audit a entraîné parmi les collègues un climat plutôt morbide assez dur à vivre. Entre ceux qui espéraient la fin de l’atelier pour provoquer un plan « social », ou qui avaient la trouille de relancer ces vieilles machines vétustes, et ceux qui voulaient que ça redémarre par tous les moyens, même en faisant fi de la sécurité, c’était plutôt tendu. Des agents de maîtrise tenaient des discours réacs, les ingénieurs et les chefs de service, et même la direction, penchaient plutôt vers une restructuration. Un véritable stress a régné pendant deux mois sur l’ensemble du personnel.

Et puis le responsable sécurité de la maison-mère est venu annoncer la nouvelle lors d’une réunion spéciale du Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). Ce cadre dirigeant a d’abord fait dans l’humour pas drôle, comme on le lui a appris, pour détendre l’atmosphère, puis il a asséné ses conclusions à coup de Powerpoint péremptoire. Résultat des courses : l’atelier va redémarrer, et dix millions vont être investis dans des travaux de mise aux normes.

Une partie de l’auditoire a été surprise du redémarrage prévu, mais dix millions, ça ne représente pas grand-chose pour ces boîtes, étant donné la progression des ventes de fertilisants qui compensent l’usure des sols. Par contre, les syndicalistes du CHSCT se sont sentis piégés, le cadre faisant du chantage : c’est ça où vous assumez l’arrêt définitif de l’atelier. L’autre piège est plus retors encore : en acceptant les travaux, s’il y a un nouvel accident, il sera facile pour la direction de se dédouaner en disant que le CHSCT les avait validés.

Ainsi va la vie de l’usine à l’heure de la désindustrialisation.


Notes


[1Vous n’aurez pas été sans remarquer l’emploi par nos dirigeants de termes anglais. C’est devenu commun, sans doute se croient-ils dans une série américaine ou dans les couloirs de Wall-Street. J’aime bien lorsque, en réunion paritaire, ils s’interrompent pour chercher leurs mots, et lâchent : « Comment dit-on en français ? » Ça, c’est la classe.



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Par Jean-Pierre Levaray


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