Alors que la saison de la truffe vient de s’achever, il est bon de rappeler qu’il y a un peu plus d’un an, près de Grignan, dans la Drôme, un truffeur anonyme était flingué en pleine nuit, sans sommation, par le propriétaire de la truffière. Le cow-boy avait tout le pedigree requis : gros exploitant, notable du coin, chasseur, président des Jeunes Agriculteurs (section jeune de la FDSEA). Il a reçu le soutien de la population de son village qui est allée jusqu’à manifester pour sa libération. Il faut dire que, depuis quelques années, la disparition de truffes était en constante augmentation. Ce meurtre était la conclusion du pourrissement d’une situation. Quant à la victime, elle a été présentée comme une personne en situation précaire, vivant d’expédients. En réalité, sous cette affaire aux aspects archaïques, se cachent les dessous affriolants de notre monde moderne.
Dans le commerce, le prix de gros de cette truffe si convoitée – la tuber melanosporum dite du Périgord provient majoritairement de la Drôme et du Vaucluse – oscille actuellement de 1 500 euros le kilogramme à 900 en fin de saison, lorsqu’elle est moins savoureuse. Ce champignon emprunte des circuits opaques pour les non-initiés : c’est la chasse gardée des paysans locaux, et une des rares activités humaines qui se déroulent quasi entièrement au black, avec l’assentiment, bien obligé, des services de l’État. Le « caveur » (mot usité dans le milieu : le dictionnaire étymologique donne le mot latin cavare, creuser, et le français caver, « mettre devant soi une somme », terme de jeu), qu’il soit trufficulteur, c’est-à-dire propriétaire d’une terre sur laquelle il a planté des arbres mycorhizés avec l’espoir d’une hypothétique production, ou glaneur sur des terrains communaux, va donc extraire de la terre, tel d’un coffre-fort, des produits convertibles en argent. Son activité contient, comme pour toutes les autres activités, l’idée d’un échange dans la société. Mais la spécificité de la recherche et de la vente de la truffe, en plus du prix de ce produit, est de s’affranchir des règles de la fiscalité. Si ce n’est dans cette part résiduelle qu’est la vente aux grossistes qui induit l’existence officielle d’une circulation d’argent par l’émission d’une facturation, une grande part de ce commerce se fait, sur les marchés des régions truffières, de la main à la main, avec espèces sonnantes et trébuchantes. Quel paradoxe de voir, alors, ceux qui pratiquent cette économie « souterraine » agresser ou tuer des glaneurs anonymes qui, à quatre pattes, aidés de leur seul nez, comme des chiens, se livrent à une activité tout aussi illégale et bénéficiant d’une tolérance (et tant mieux) au nom de la tradition et du caractère plus qu’aléatoire de la venue du champignon convoité. Qu’un sans-grade, un clandestin venu d’une autre commune ou inconnu des habituels bataillons locaux, se jette dans la mêlée, et il est vite éliminé du fait de son isolement. Il est extérieur à la loi d’un territoire, elle-même définie par les locaux qui peuvent jouer de la morale un fusil à la main, à l’instar d’un dealer de drogue propriétaire exclusif d’un territoire…
Le jugement de l’assassin aux assises aura bien lieu, cependant ce dernier a été remis en liberté le 9 février dernier après 13 mois de préventive. En attendant, les choses ont pris une tournure plus rassurante. Cet hiver, en collaboration avec les « producteurs », les forces de police ont effectué des rondes nocturnes dans les truffières. Les vols de truffes ont beaucoup diminué.
L’État, avec sa prétention mensongère à régir l’ensemble des activités par une pensée de super-organisme, était pris en défaut face à cette activité qui lui échappait. À l’avenir, ce sont les trufficulteurs qui pourraient y perdre leur indépendance.