Impression du Kurdistan
Sous le paradigme kurde (épisode 4)
Reportage réalisé avec l’aide de Richard Schwartz et les traductions d’Aydin Mirobotan.
Reportage feuilleton. Voici le quatrième et dernier épisode.
Solidarité Kobané
28 mars. Suruç, petite ville frontalière, poussiéreuse et pauvre, est l’avant-poste du soutien à la ville martyre de Kobané, que l’on peut apercevoir au loin, dix kilomètres plus au sud, silencieuse et en ruine après les bombardements « libérateurs » des Américains. Au Centre culturel démocratique nous attendent Fayza Abdi, institutrice et co-présidente du conseil législatif du canton de Kobané, et Khalil Bozan qui s’occupe des camps de « déplacés », terme préféré à celui de « réfugiés ». « Les gens de Kobané ne sont pas des réfugiés, mais nos cousins, nous disait un militant. Ici, ils sont chez eux et ce sont nos enfants qui se battent à leurs côtés et tombent aussi là-bas. »
Deux ans avant l’arrivée de Daech, Kobané avait été sous l’embargo des islamistes du front Al-Nosra, les gens s’étaient préparés à résister, grâce au système d’autodéfense, village par village, quartier par quartier. Mais lorsque les djihadistes de Daech ont pris Mossoul, le 10 juin 2014, ils ont récupéré des armements très lourds et sophistiqués qu’ils ont ensuite transférés en Syrie. Les forces combattantes kurdes ont préféré appeler la population la plus vulnérable à se réfugier au Nord pour mieux organiser la défense. « Nous étions déjà organisés selon les principes de l’autonomie démocratique à partir de chaque commune, indique Khalil. On avait mis en place des commissions pour l’autosuffisance. Par exemple, notre eau provenait de l’Euphrate, mais quand la région est tombée aux mains de Daech, l’accès à l’eau a été rompu. Il a fallu alors creuser onze puits. On avait aussi des générateurs d’électricité. Nous avons pu supporter le siège de Kobané parce que nous nous étions forgé un esprit de résistance longtemps auparavant. »
Fayza poursuit : « Les trois cantons du Rojava constituent une région plutôt riche, notamment en blé, en eau et en pétrole, mais le régime d’Assad n’avait rien développé. Depuis 2012, grâce à l’auto-administration kurde, de nombreux projets avaient été mis en œuvre. La guerre a tout détruit. On recommence de zéro, avec le même esprit d’auto-administration. Les assemblées de femmes ont été relancées avant même la libération de la ville. » À ce jour, plus de 90 % des villages autour de Kobané ont été libérés, cinq cents mines semées par Daech ont été désactivées et plus de 60 000 personnes ont pu retourner chez elles. Au milieu des décombres, des boutiques, un salon de coiffure même, commencent à rouvrir. L’aide est massive, les convois humanitaires affrétés par les mairies pro-kurdes du Bakur (Kurdistan nord) peuvent passer : fin mars, 50 camions en provenance de Batman et 25 de Mardin sont entrés dans la ville. Le 2 et 3 mai, une conférence réunissant plus de 250 délégués s’est tenu à Diyarbakir pour faire le point sur la reconstruction de la ville.
L’urgence est toujours là : « Tout ne va pas bien, continue Fayza. La guerre est encore proche. Les maisons des villages ont été minées par Daech. Nos écoles sont détruites ; un pays où les enfants ne peuvent aller à l’école, c’est une tragédie. Nous devons également vite enlever les corps restés sous les décombres car, avec l’été qui arrive, les risques d’épidémie sont décuplés. Or, nous n’avons qu’un tracteur et un tracto-pelle pour toute la ville ! Le gouvernement turc n’ouvre la frontière qu’au compte-gouttes et empêche ainsi l’arrivée de machines, de technologies et de savoir-faire. Il faut faire pression sur la Turquie pour ouvrir un corridor humanitaire permanent ! » Les autorités turques ont même refoulé récemment un camion d’aides qui venait du Danemark à la frontière turco-bulgare.
Le soir, nous croiserons un médecin qui doit passer la frontière par des chemins de contrebande pour proposer ses services à la population de Kobané. Médecins sans frontières a déjà engagé la construction d’un petit hôpital de treize lits et prévoit l’arrivée de cinq médecins. Une des problématiques pour rompre l’invraisemblable isolement humanitaire de la ville est aussi de porter la demande d’aide devant les institutions internationales (ONU, Union européenne) et les ONG, sans laisser le modèle d’autonomie du Rojava se subordonner aux technocrates. « Il ne faut pas habituer un peuple aux aides pendant trop longtemps, souligne Fayza. Il faut qu’il retourne le plus rapidement possible à la production et viser l’autosuffisance. »
Le discours de Khalil s’inscrit dans la ligne du PYD : « Nous avons construit une troisième voie en Syrie : ni avec l’opposition armée ni avec le régime, mais pour une transformation pacifique du pays. Bachar a affirmé avoir soutenu Kobané, mais c’est de la pure propagande, car avec la frontière turque fermée au nord et Daech attaquant par trois côtés, comment aurait-il pu nous venir en aide ? Nous sommes prêts à nous défendre si le régime nous attaque. Certaines organisations internationales essaient de nous calomnier en nous faisant passer pour des alliés du régime. Depuis les accords Sykes-Picot, les différentes puissances ont toujours voulu assigner les Kurdes à un camp ou à un autre, mais aujourd’hui, c’est notre propre camp que nous défendons. Notre position est claire : celui qui désire s’associer à notre projet, nous l’acceptons, du moment qu’il respecte la diversité de la société et l’autonomie démocratique. La résistance de Kobané est devenue un symbole international et la guerre contre Daech, une guerre pour l’humanité. Nous espérons que Kobané et le projet de confédéralisme démocratique va constituer une clé pour le Moyen-Orient… et le monde entier. »
Fayza complète ces propos : « Quand j’observe l’empathie des internationaux qui viennent soutenir Kobané et que je réalise leur enthousiasme, cela m’émeut. Je voudrais aussi faire un appel pour la solidarité fémin… » À ce moment, la discussion est interrompue par le vibrant appel à la prière provenant d’un minaret tout proche. Après un signe d’exaspération, Fayza rigole : « Il arrive au bon moment, celui-là ! » Puis reprend : « La guerre de Daech est une guerre faite aux femmes. Notre lutte est celle pour les droits des femmes du monde entier. »
Le lendemain, nous nous rendons dans un des camps de réfugiés à l’entrée de Suruç. Les grandes tentes sont de plus en plus espacées : des 250 dressées au début du conflit, il n’en reste plus que 80. Les convois de retour se font trois fois par semaine. « Notre village est un des derniers villages kurdes de la zone, nous dit Abdou, la tête emmitouflée dans un keffieh rouge. Il est encore occupé par Daech. Nous attendons de rentrer. Grâce à l’aide de la mairie, on ne manque de rien, mais le fait d’être déplacés est insupportable. Certains de nos fils sont au combat. La prochaine fois, nous ne fuirons plus ! »
Une contre-société en marche ?
Diyarbakir, lundi 23 mars. Dans une salle de réunion au milieu d’un quartier pauvre à l’est de la vieille ville, une cinquantaine de militants sont présents pour préparer une manif contre un barrage. Un peu en retrait, de jeunes ados alignent les çay (thé) et jouent avec leur portable. Sont présentes des mères de famille visiblement rompues aux discussions. Une militante les invite à prendre la parole, elles répondent : « Nous vous souhaitons la bienvenue. Nous ne sommes pas instruites, mais nous sommes l’assemblée des femmes du quartier. Cette assemblée nous permet de mieux répondre à nos besoins, de nous entraider et de repousser les islamistes ou l’AKP quand ils montrent le bout de leur nez ! »
Beaucoup de questions restent en suspens après ce court séjour au sein de la société kurde, notamment sur la mise en pratique de cette auto-administration qui souhaite tisser sa toile dans tous les domaines de la vie publique. L’aspect le plus frappant dans les discussions avec les interlocuteurs les plus variés – citadins, ruraux, hommes, femmes, instruits, analphabètes, jeunes, vieux, alévis, assyriens, yézidis, sunnites, déplacés de l’intérieur, déplacés de l’extérieur, turcs, arabes… –, c’est le refus commun de se laisser enfermer dans « un antagonisme fictif entre les peuples et les identités, sur lequel se greffe la religion », comme le rappelait Mehmet le sage. Avec le projet d’autonomie démocratique, la mise en œuvre de solidarités concrètes et en faisant de la libération des femmes une priorité, le mouvement kurde détient peut-être un projet d’utopie capable de désamorcer le piège des identités fermées, sur lesquelles prospèrent nationalisme, despotisme, fanatisme religieux et impérialismes au Moyen-Orient, et sur quoi spéculent les thuriféraires du « choc des civilisations », au Levant comme au Ponant.
A suivre... la saison prochaine ?
Les épisodes précédents :
Épisode 1 : par ici !
Épisode 2 : par là !
Épisode 3 : par ici !
Photo de Yann Renoult.
Cet article a été publié dans
CQFD n°132 (mai 2015)
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Paru dans CQFD n°132 (mai 2015)
Dans la rubrique Supplément
Par
Illustré par Loez, Mathieu Léonard
Mis en ligne le 04.07.2015
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