Drogues : la guerre perdue
Régulation : Sortir du cercle vicieux
CQFD : Vous pensez que nous sommes à un tournant de la guerre contre la drogue. À quelle inflexion de la politique des États doit-on s’attendre ?
Anne Coppel : Ce tournant vient du continent américain qui a mené la guerre à outrance jusqu’à constater ses effets catastrophiques. Aux USA, la politique de tolérance zéro a abouti à une incarcération de masse des Noirs [plus de 30 millions de personnes sont passées par la case prison entre 1986 et 2006] mais n’a pas réussi à limiter ni la consommation ni le trafic. Le changement a commencé à partir de 2008, avec la dépénalisation de l’usage de cannabis dans quatorze états, et le développement du cannabis thérapeutique, surtout en Californie. Dernière bonne nouvelle, le 12 août 2013, les juges fédéraux ont décidé de ne plus utiliser les peines de prison systématiques pour récidive. Au Sud, quatorze pays se sont prononcés, à Antigua en 2013, en faveur de solutions alternatives. L’Europe avait été à l’avant-garde dans la santé, mais depuis plus de dix ans, la démagogie l’a emporté. La France a même adopté en 2007 des peines plancher pour les récidivistes sur le modèle des USA. Heureusement, la nouvelle loi pénale prévoit de les supprimer, mais le débat sur la politique des drogues est au point mort.
Quelles sont les conséquences des interventions policières sur l’organisation du trafic ? Peut-on éviter les règlements de compte meurtriers ?
Ces questions ont été attentivement étudiées en comparant les résultats obtenus selon les villes et régions ; remplacer la criminalisation de l’usage par une approche de santé publique, expérimenter des modes de régulation qui limitent l’emprise du marché noir, telles sont les principales recommandations.
Pensez-vous que la guerre à la drogue aurait pu réussir ?
L’objectif d’éradication des drogues s’est révélé irréaliste, car malgré son coût plus élevé chaque année (soit plus de mille milliards dépensés par les États-Unis) consommation et trafic n’ont cessé de progresser dans le monde entier. Principal résultat de cette guerre meurtrière, l’escalade de la violence et le renforcement de l’emprise des mafias. En Amérique latine, cette guerre a d’abord servi à justifier la présence militaire des USA, mais aucune armée n’a réussi à mettre un frein à l’explosion des trafics de drogues, qui sont avant tout des produits qui répondent à une demande. Les psychotropes ont beau être dangereux, l’humanité en a toujours consommé, que ce soit pour faire la fête, pour soulager une souffrance ou comme dopant. La prohibition de l’alcool a échoué dans les années 1930, parce que les Américains n’ont pas voulu y renoncer. À quelques exceptions près – la Chine de Mao ! –, l’expérience montre que la répression ne parvient pas à limiter les consommations. C’est pourtant ce qu’on continue à faire croire à l’opinion. Des politiques exploitent la peur des drogues, qui aux états-Unis a d’abord été une peur des étrangers pour devenir une peur des jeunes. La sévérité des sanctions pour usage est censée rassurer les parents, mais il est impossible de sanctionner les millions de consommateurs. Plus la guerre augmente, plus le trafic est violent et plus l’opinion a peur des drogues. C’est un cercle vicieux. Dans les faits, seuls les plus vulnérables sont sanctionnés, qui, aux états-Unis, sont essentiellement des Noirs, si bien que la guerre à la drogue est devenue une guerre raciale contre les ghettos. Ceux qui tirent un profit direct de cette guerre sont d’abord les trafiquants, mais l’argent de la drogue est utilisé dans toutes les guerres, par les terroristes comme par les services secrets, en France comme aux USA. L’argent sale a en outre sauvé les banques de la crise de 2008, et il est peu douteux que cet argent continue à circuler dans les paradis fiscaux.
La prohibition résulte-t-elle d’une conception idéologique des autorités ou d’une véritable volonté de protection de la santé ?
La prohibition repose sur une conception occidentale qui oppose l’alcool, le tabac et les médicaments dont l’Occident avait l’expérience, à l’opium, la coca, ou le cannabis cultivés hier dans les pays colonisés. Il n’y a donc pas de justification médicale à la prohibition. C’est une question culturelle. L’Occident ne veut pas renoncer à consommer ses drogues légales, bien plus menaçantes pour la santé. C’est aussi une question commerciale, car l’Occident tire de grands profits en vendant ses drogues au monde entier.
Pensez-vous que la légalisation ou la dépénalisation des drogues puisse porter atteinte au trafic international ?
Pour éradiquer le trafic international, il faut sortir de la prohibition, ce qui exige un changement radical. Or, que ce changement soit souhaitable ou non, il faut commencer par faire ce qu’il est possible dans le système actuel. Dépénaliser l’usage et la détention associée, c’est d’abord sortir de la guerre aux usagers de drogues. Actuellement, la police consacre l’essentiel de ses forces à l’interpellation des usagers et petits trafiquants de rue, ce qui ne porte aucune atteinte au trafic international. Pour le moment, on ne sait pas bien comment porter une atteinte majeure à ce trafic ; on sait en revanche limiter l’emprise du marché noir avec des prescriptions médicales d’héroïne ou de cannabis. On peut espérer une légalisation du cannabis, peut-être dans la décennie pour la France, mais pour les autres drogues, le seul outil est l’information des consommateurs, et c’est particulièrement le cas des drogues qui se vendent sur Internet, un marché qui sonne le glas de la prohibition.
Vous dites que la crise économique pourrait se révéler une opportunité pour un virage majeur des politiques vis-à-vis des drogues. Est-ce à dire que c’est la raison économique qui influe in fine sur ces dernières ?
La politique des drogues est une réponse démagogique à l’insécurité sociale, engendrée par le déficit de politique sociale. A minima, la crise impose une évaluation du coût des politiques répressives au regard de leurs résultats. La Grèce a ainsi renoncé à la pénalisation de l’usage et de la détention de petites quantités, pour éviter des incarcérations coûteuses et contre-productives. Le cannabis thérapeutique rapporte 18 milliards de dollars à la Californie qui ne peut plus y renoncer. En France, avec les mêmes taxes que le tabac, la légalisation du cannabis rapporterait 1 milliard d’euros… Mais rien n’est joué : tout dépend des choix politiques face à la crise.
Cet article a été publié dans
CQFD n°114 (septembre 2013)
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Paru dans CQFD n°114 (septembre 2013)
Dans la rubrique Le dossier
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Mis en ligne le 28.10.2013
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3 novembre 2013, 16:46, par Pierre
Bonjour,
Sur quoi vous basez-vous pour dire que de l’argent sale a été utilisé pour renflouer les banques durant la crise de 2008 ?
Merci
4 novembre 2013, 12:04, par Mathieu Léonard
Bonjour, Vous pouvez vous référer également à un autre article du dossier de CQFD et notamment aux déclarations d’Antonio Maria Costa, ex-directeur de l’Office de l’ONU contre la drogue, qui prétendait en pleine crise mondiale que l’argent du narcotrafic avait servi de bouée de sauvetage pour les banques européennes : « Aujourd’hui, la crise financière est l’occasion extraordinaire d’une plus grande pénétration par la mafia des établissements financiers qui se retrouvent à court de cash : avec la crise bancaire qui a étouffé le crédit, ces groupes criminels […] sont devenus la seule source de crédit. »