Dossier. Au-delà de Podemos : le pari municipaliste

« Prolonger la colère de la rue »

Entretien avec Carlos Macías, porte-parole de la PAH de Barcelone.
Sous ses lunettes et barbe fine, le visage souriant de Carlos a longtemps voyagé en Amérique latine, rapportant dans les valises de ses yeux une expérience de révolutionnaire avisé. Il retrace l’histoire des Plataformas de afectados por la hipoteca (PAH) luttant contre le système inique des hypothèques et expulsions.
Par Ferdinand Cazalis.

« Le BTP était devenu le modèle économique de l’Espagne, mais avec la crise la fin du « rêve espagnol » a sonné. Jusqu’en 2007, l’État et les banques poussaient les gens à s’endetter, exerçant ainsi une forme de contrôle social : un peuple endetté n’a plus le temps de s’organiser, de penser à faire la révolution ou de défendre ses droits. Avant que la bulle immobilière n’explose en 2008, des gens qui venaient des mouvements sociaux sur le logement ou luttant pour les droits élémentaires se sont regroupés et ont anticipé la crise à venir. Ils ont pensé que les luttes sur le logement pouvaient constituer un sujet politique pour les années à venir. De là est née la PAH, ici à Barcelone en 2009, avec la volonté de dénoncer le système en cours et de regrouper les gens qui en étaient victimes en vue d’actions collectives, sur des bases autogestionnaires et d’entraide, avec une organisation en assemblées.

Le mouvement s’est vite propagé. Aujourd’hui, il y a 70 groupes en Catalogne et 240 dans l’ensemble de l’État espagnol. Nous faisons une assemblée régionale chaque mois pour nous coordonner et mener des campagnes communes, et nous organisons des rencontres tous les trois mois au niveau national. Chaque entité est autonome localement, avec des décisions prises au consensus et des groupes de médiation en cas de conflit. Le 15-M a beaucoup renforcé les PAH : c’est le moment où je m’y suis engagé, cherchant une manière de concrétiser et de prolonger la colère partagée dans la rue. Une autre force de la PAH, c’est de rassembler des gens différents : ceux qui sont issus du mouvement squat avec leur savoir-faire pour l’ouverture de bâtiments, des anarchistes de toujours et d’autres issus de mouvements plus citoyennistes. Sans compter toutes les personnes pour qui c’est la première forme d’engagement de leur vie.

Dans un pays qui connaît le plus grand nombre d’expulsions en Europe mais aussi de logements vides, il a été facile de démontrer l’implication des gouvernants, des banques et des entreprises de construction. Nous avons ensuite mené des actions directes de désobéissance civile non violentes pour nous opposer aux expulsions et nous avons fait pression sur les banques pour qu’elles débloquent les situations. Nous avons aussi mené des campagnes pour que la législation permette d’annuler la dette en cas d’expulsion. Nous avons « récupéré » collectivement des logements vides appartenant aux banques ou au gouvernement, et milité pour l’accès à un loyer social. L’imaginaire a beaucoup changé : la population comprend ces occupations, ce qui nous protège un peu de la répression. Et grâce à ce soutien populaire, les gens qui participent à la PAH gagnent en puissance, car ils oublient leurs peurs.

Après la dénonciation et l’action directe, nous avons fait des propositions législatives, comme l’ILP en 2012, qui a mis le thème du logement dans l’agenda politique. Tous les partis ont eu à se positionner sur un changement de législation. Seul le Partido popular (PP), qui a la majorité absolue au Parlement, a jusqu’ici refusé de changer la loi selon notre proposition. Cette année, nous avons donc opté pour une forme d’action inspirée des luttes argentines, les escraches, destinées là-bas aux anciens tortionnaires de la dictature bénéficiant d’une impunité légale. Nous sommes allés devant les domiciles des élus PP munis de panneaux verts « ¡ Sí se puede ! » [« Oui, on peut »] avec nos revendications et des pancartes rouges disant « ¡ No ! », avec ce qui devait cesser. Bien entendu, cela ne leur a pas plu, ils ont tenté de nous criminaliser en nous traitant publiquement de terroristes, de nazis à la solde de l’ETA. Bref.

On a alors saisi les administrations et les municipalités pour non-assistance à personnes en danger et violation des droits humains, et on leur a demandé de soutenir ces réquisitions de logements vides, ce qui a eu au début un peu de succès. Mais les administrations locales ont peu de compétences, aussi nous avons saisi les instances régionales, avec par exemple une proposition législative populaire au parlement de Catalogne, pour demander une aide destinée aux victimes du système de crédit et aux occupations. Même s’il n’y pas de statistiques officielles, des milliers de familles vivent aujourd’hui dans des logements occupés à Barcelone, et après la vague des expulsions dues aux hypothèques, 65% d’entre elles sont motivées par des impayés de loyer. Tout cela s’accompagne de revendications pour un logement digne, avec l’accès à l’eau, à l’électricité et au gaz.

Depuis l’arrivée au pouvoir de la nouvelle mairie, les changements, comme l’arrêt des expulsions d’édifices publics, demeurent plutôt symboliques, vu qu’il y en avait peu. Mais ça ne fait que 100 jours qu’elle est au pouvoir. Elle a imposé une table de négociation avec les banques et toutes les associations de lutte, dont la PAH, ce qui n’est pas rien, car cela faisait un an que le dialogue était rompu. Notre première revendication a été de pouvoir participer pleinement aux décisions concernant le logement, non pas dans un cadre formel mais dans une optique de travail en commun. Trois groupes de travail ont été créés, pour les trois points les plus urgents : 1. les expulsions – comment changer les politiques locales liées aux expulsions ? 2. les services sociaux – comment aider les personnes touchées par les expulsions ? 3. les logements vides – comment mobiliser ces espaces au service des personnes ?

Peut-être attendons-nous plus de Barcelona en Comú ou de Podemos que du PP ou du PSOE, mais nous ne sommes liés à personne. Par exemple, nous faisons pression sur la nouvelle mairie pour réaliser un recensement précis des logements vides dans la ville. À qui appartiennent ces logements ? Sont-ils squattés ? Quels sont ceux en situation d’insalubrité ? Réalisé par les services de l’État en 2011, le seul recensement en notre possession dénombre 80 000 logements vides : un chiffre indubitablement en dessous de la réalité. À partir de nouvelles données, on pourra pousser la mairie à lancer des réquisitions : si un logement est vide depuis trois ans, le propriétaire peut soit recevoir une amende de 500 000 €, soit être exproprié, et son bien transformé en logement social. Si l’appartement est insalubre, le propriétaire est également obligé de le réhabiliter.

Tout cela est comme un engrenage, et le seul acteur-clé, c’est la société civile organisée. Si la rue n’exerce ni pression ni contrôle, la mairie ne pourra rien faire, même avec la meilleure volonté. On est prêts à mettre la misère à Ada Colau et son équipe s’ils oublient la rue. Mais il est vrai que la population est moins mobilisée, nous vivons un moment d’accalmie dans les cycles de lutte. Par ailleurs, les expulsions liées au crédit ont été très rapides et très brutales. Face cachée de l’iceberg, les expulsions liées aux loyers sont inscrites dans un dispositif plus général de précarisation et de crise, ce qui fait que les gens ont du mal à tenir dans la durée.

Les gens qui ont fondé la PAH venaient du mouvement squat et connaissaient bien l’histoire zapatiste au Mexique. Il y avait des liens forts avec ceux qui ont lutté lors de la crise en Argentine, ce qui nous a donné des bases puissantes en termes d’horizontalité et de partage des savoir-faire, dans une perspective révolutionnaire. Que veut dire « faire la révolution » ? Si cela signifie tout changer du jour au lendemain, ce n’est pas ce que nous sommes en train de faire. Mais il y a des prolos qui côtoient des gens de la classe moyenne ou des immigrés, réunis autour des mêmes enjeux. Des gens qui sans la PAH ne se seraient jamais parlé et qui s’entraident dans des situations concrètes d’expulsions ou de démarches administratives – le tout avec beaucoup de femmes très actives. Ce dialogue transforme l’imaginaire et les a priori de chacun. Or justement, transformer l’imaginaire collectif, c’est déjà un processus révolutionnaire.

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