Lire dans les bois
Pistage animal : dialogue universel
Le regard captivé de Pierre scanne le sol couvert de feuilles couleur cuivre, de mousse et de bois mort. S’il scrute si méticuleusement la forêt, c’est qu’il est à la recherche de brisées1 qui doivent l’emmener à Francis, organisateur d’un atelier de pistage animal auquel participent quelques habitants du coin. Oui, mais Francis s’est bien planqué et Pierre piétine. Pas grave. Il y a d’autres marques à glaner. L’œil aiguisé, il me glisse : « Ça a été gratté là ! » me désignant un peu de terre retournée. Probable signature d’un des nombreux chevreuils qui logent dans ce bois du Périgord.
Le pistage, c’est l’acte de repérer et d’interpréter les signes laissés par des animaux. Empreintes donc, mais aussi crottes, coulées2 et autres poils. Parmi ceux qui utilisent ces savoirs, il y a évidemment les chasseurs, mais aussi les naturalistes et certains ruraux, qui côtoient des bêtes sauvages dans leur environnement immédiat. Mes camarades de formation ne sont pourtant pas ici pour compter la faune protégée ou récolter des trophées de chasse.
En ce week-end d’équinoxe de printemps, c’est l’association Je suis la piste qui organise la formation d’une journée à laquelle je participe. Son objectif : diffuser des pratiques « ancestrales » pour permettre aux participants d’avoir une connaissance plus riche des êtres vivants sauvages et des environnements dans lesquels ils évoluent.
Effet direct de l’expérience : peu à peu, la perception humaine s’éveille et les bois se repeuplent. À mesure que notre attention s’affine et que le monde autour de nous se complexifie, l’« angoisse du silence du monde et de la solitude cosmique » s’estompe, note Baptiste Morizot dans son livre Sur la piste animale 3. À l’heure où la biodiversité s’effondre à vitesse grand V et où nos interactions avec les autres vivants sont réduites à peau de chagrin, le philosophe pisteur nous invite à sortir de l’isolement qui imprègne les imaginaires des humains modernes coupés de relations quotidiennes et signifiantes aux vivants.
Retour aux sous-bois. Ça y est, à force de galoper nez sur les brindilles, on a fini par trouver le formateur. Constitué de Pierre, Max et Ben, le petit groupe écoute attentivement le speech de Francis. « Le pistage c’est l’art de trouver, identifier, interpréter et suivre des séries de traces laissées par quelque chose sur le paysage », explique-t-il. Le message est clair pour les apprentis pisteurs, qui doivent à présent se lancer dans le grand bain forestier et élaborer leurs premières hypothèses. À quelques mètres de là, le groupe est penché autour d’un trou passablement large. Les suppositions s’enchaînent. « Ça serait pas l’entrée d’une galerie ? », tente l’un. Mauvaise pioche, le trou ne débouche sur aucune cavité. Des racines mâchouillées et des traces de petites griffes resserrent le panel des possibilités. « Et si c’était l’œuvre d’un blaireau ? », lance un autre. Pas bête : l’animal aurait la corpulence et la force nécessaires pour retourner la terre de la sorte. Et puis, il a un mobile : il se régale des vers de terre, que l’on débusque en fouillant le sol. Même si cette hypothèse est la plus plausible, Francis prend garde de tempérer : « Chaque piste est un puzzle. Il y a plein de pièces et il ne faut pas directement sauter aux conclusions. » Cette fois-ci, les indices semblent concorder et mener vers le mustélidé. Le premier des quelques animaux sauvages que les participants vont identifier au cours de la journée.
Dans la foulée, une nouvelle énigme. Une petite pente dévoile une grosse empreinte d’ongulé4. La terre meuble est creusée sur une grosse dizaine de centimètres, donnant l’impression d’une glissade. Max met délicatement ses doigts dans la marque afin de mieux sentir ses détails. Pour identifier l’espèce, on se met en quête de traces de gardes5. Francis en débusque une en forme de demi-lune, caractéristique du sanglier. Prochaine étape, trouver l’empreinte suivante, ce qui donnera, en mesurant la distance entre les deux, une idée de la taille de la bête. Une fois l’écart évalué, on peut dénicher les autres empreintes en recalquant la distance sur le sol à partir de la dernière, et ainsi dessiner la trajectoire de l’animal, son allure, etc.
Un peu plus haut, de nouveaux éléments rebattent les cartes : là encore des traces de glissades, mais dans la direction opposée. Est-ce que l’interprétation faite en aval était fausse ? Est-ce un autre individu ? Qu’est-ce qui a pu provoquer le comportement, apparemment de fuite, de ces animaux ?
La matinée se poursuit sur ce rythme, de signes en traces, de terriers en crottes, conduisant le groupe tantôt vers des buissons, tantôt vers des coulées animales. La forêt, monde mystérieux et muet en début de journée, s’emplit peu à peu de présences, se parant de voies de circulation, d’enjeux territoriaux et de stratégies animales. Très vite, on comprend que nous ne sommes jamais exclusivement entre humains et que les interactions avec les autres vivants sont constantes, que nous en ayons conscience ou pas. Dans la forêt périgourdine, les chevreuils n’ont pas attendu que nous les remarquions pour détaler et les passereaux ont lancé leurs cris d’alarme bien avant que nous ne levions les yeux vers eux.
Pour Francis, l’humain en milieu naturel est souvent l’équivalent d’« un écrivain qui ne sait pas lire ». Nous serions de piètres locuteurs d’un système linguistique commun aux vivants. Tous les signes que nos amis pisteurs ont appris à repérer et à déchiffrer sont en effet le produit de ce réseau dans lequel chaque espèce – et même chaque individu – écrit et lit selon ses caractéristiques et capacités propres. C’est en ce sens que la majorité d’entre nous est illettrée. Les urbains sont souvent des lecteurs maladroits, puisqu’ils côtoient un nombre limité d’espèces animales et ne font guère attention aux signes qu’ils laissent. De même, nous avons rarement conscience d’écrire. Pourtant, comme tout animal, l’humain émet des signes, d’autant plus s’il ne le réalise pas. Il laisse des odeurs, plie des branches, marque des sols, fait des mouvements, émet des sons, renvoie des couleurs. Tout cela est senti et interprété par les êtres vivants qui se trouvent à proximité.
Voilà sans doute une piste à explorer si l’on souhaite établir des relations moins agressives vis-à-vis du vivant et particulièrement des animaux sauvages. Les situations conflictuelles et problématiques avec les bêtes sauvages ne manquant pas, notamment chez les éleveurs et agriculteurs, il faudrait donc apprendre à y répondre par le dialogue. L’objectif, in fine : développer notre compréhension des signes animaux pour décrypter leurs langages spécifiques et affiner notre écriture afin d’adapter les messages qu’on leur envoie. Le mot de la fin à Baptiste Morizot : « Les animaux ne sont pas seulement dignes d’une attention infantile ou morale : ils sont les cohabitants de la terre avec lesquels nous partageons une ascendance, l’énigme d’être vivant, et la responsabilité de cohabiter décemment 6. »
Cet article fait partie de notre dossier « Demain les bêtes ! », publié dans le numéro 198 de CQFD.
1 Petites branches cassées qui servent à indiquer une direction ou à marquer un point spécifique en milieu naturel.
2 Chemin formé par le passager régulier des animaux
3 Actes Sud, 2018.
4 Mammifère dont le pied se termine par un sabot.
5 Les gardes sont les doigts atrophiés des ongulés, situés plus haut sur la patte que les deux ongles de devant, qui eux marquent plus profondément le sol.
6 Manières d’être vivant, Actes Sud, 2020.
Cet article a été publié dans
CQFD n°198 (mai 2021)
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Paru dans CQFD n°198 (mai 2021)
Dans la rubrique Le dossier
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Illustré par 20100
Mis en ligne le 15.05.2021
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