Après les retraites, les universités

Facs en grève : « Cette loi ne va faire qu’amplifier la précarité »

Ce jeudi 5 mars, « l’université et la recherche s’arrêtent ». Une journée « fac morte » qui marque un jalon important dans la lutte que mène depuis trois mois le monde universitaire contre une énième réforme gouvernementale d’inspiration néolibérale. Le projet contesté accentuera la mainmise du politique (et des intérêts privés) sur le scientifique, tout en aggravant la précarité déjà massive du personnel. Comment faire plier la Macronie ? Entretien avec une jeune enseignante-chercheuse mobilisée dans un Institut d’études politiques de province.
Par Kalem.

Branle-bas de combat dans les universités françaises. Au programme ce jeudi 5 mars : une journée nationale de mobilisation, avec comme mot d’ordre « L’université et la recherche s’arrêtent ». L’objet de la colère ? Le projet de Loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR), censé répondre à la situation préoccupante dans laquelle l’enseignement supérieur et la recherche se trouvent.

Manque de financements, manque de postes d’enseignants titulaires et compétition accrue : sur le constat, les personnels mobilisés rejoignent globalement les « experts » mandatés par le gouvernement pour proposer des solutions. Problème : pour résorber l’incendie, ces derniers proposent d’alimenter le feu. Dans leurs rapports rendus publics fin 2019, ils préconisent ainsi de généraliser les contrats courts et précaires, de placer le monde universitaire sous le joug d’évaluations managériales et de financer la recherche selon des logiques de rentabilité ou de politiques publiques prioritaires. La liberté scientifique là-dedans ? Évanouie.

Face à cette attaque en règle, des chercheurs et enseignants se mobilisent. C’est particulièrement le cas des personnels précaires, dont la situation ne pourra être qu’aggravée par la réforme gouvernementale. Entretien, donc, avec une jeune enseignante-chercheuse particulièrement remontée.

Quand a débuté la mobilisation contre le projet de loi ?

« Le projet avait déjà fait un peu parler de lui en cours d’année, mais la mobilisation a surtout commencé en décembre 2019, après la publication des trois rapports des groupes d’experts. Ça s’est lancé essentiellement à Paris, avec notamment le collectif Rogue ESR [regroupant des professionnels de l’Enseignement supérieur et de la recherche en désaccord avec la ligne néolibérale du gouvernement].

Une des premières actions fut de répondre collectivement à une candidature pour présider le HCERES [Haut conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur, chargé d’évaluer les organes de recherche publique et les établissements de l’enseignement supérieur], pour éviter qu’une personne de l’administration ou un technocrate ne prenne ce rôle-là. 5 000 personnes issues de la recherche ont déjà signé la pétition pour une candidature collective, et sur ce nombre, 1 300 personnes ont envoyé leur candidature pour chambouler le dispositif de sélection et pour symboliquement montrer que le personnel de l’Enseignement supérieur et de la recherche (ESR) valorise l’évaluation par les pairs et non par des personnes extérieures.

Des séminaires ont aussi été annulés fin décembre, des labos ont écrit des motions... Dans mon IEP [Institut d’études politiques], c’est ainsi que ça s’est lancé, par une motion rédigée en janvier. »

Est-ce que Sciences Po est un lieu familier des mobilisations ?

« De ce que j’ai entendu, historiquement la mobilisation a toujours été compliquée dans mon IEP. C’est un espace sélectif, qui se considère un peu privilégié et pas forcément touché par les différentes réformes.

Au départ on était une petite dizaine de contractuels et de doctorants déjà politisés à essayer de se bouger et de rassembler des gens. On a commencé par une première réunion d’information et discussion sur la mobilisation. L’idée était de se rencontrer et de parler de ce projet de loi et de potentielles revendications ou modalités de mobilisations au sein de l’institution.

Il a ainsi été décidé d’organiser un die-in pour les journées portes ouvertes de l’IEP, début février, avec une procession où on était tous habillés en noir. Ça a été un moment de tension un peu forte avec l’administration. Les organisateurs étaient assez flippés qu’on gâche leur évènement, que ça donne une mauvaise image de Sciences Po, et ils ont essayé de négocier pour qu’on ne le fasse pas.

Suite à ça, deux assemblées générales ont eu lieu. La première, début février, a réuni plusieurs centaines de personnes. Ce fut le premier large espace de mobilisation, avec des étudiants et étudiantes motivés pour mobiliser leurs camarades et montrer que la LPPR allait impacter leurs conditions d’étude. Ils se sont saisis de cet espace pour alerter sur la précarité étudiante, qui existe même si on est à Sciences Po. À la deuxième AG, on a discuté de ce qu’on allait faire pour le 5 mars. L’appel à mobilisation vient de la coordination nationale des facs et labos en lutte, avec le slogan “On arrête tout”. L’idée est d’occuper les lieux, avec des affichages sur les conditions de travail et d’étude, des ateliers banderole, des moments de discussion sur la LPPR et sur des sujets plus spécifiques à la condition étudiante. Il y a aussi la volonté d’avoir un espace pour parler des violences sexuelles et sexistes dans l’ESR, puisqu’il y a eu plusieurs affaires, notamment dans cet IEP-là. »

Alors que les mobilisations des avocats ou des cheminots réussissent à capter l’attention, celle du monde universitaire n’attire pas les projecteurs...

« Je pense que c’est lié à différentes choses. Il y a un fort entre-soi dans ce milieu professionnel, et c’est très dur d’en sortir. Il y a une difficulté à rendre accessibles nos univers de travail, à la fois sur le fond – ce sur quoi on travaille – et sur nos conditions de travail. Souvent on peut être perçus comme le stéréotype du fonctionnaire ; une copine me disait : “C’est bien que tu m’expliques un peu ces questions-là parce que pour moi 192 heures d’enseignement par an c’est rien, on a l’impression que vous faites rien.” C’est également lié au fait que même si on travaille sur des questions politiques, il y a un manque de politisation très fort. On parle aussi de convergence des luttes, mais ça pose vraiment question. En un peu plus de dix ans, j’ai très rarement vu le personnel universitaire se joindre à d’autres luttes. Après, sur ce mouvement c’est intéressant de voir que ceux qui se sont mobilisés l’ont fait en se positionnant aussi contre la réforme des retraites, qui va nous toucher également. Il y a donc un début de rapprochement avec d’autres professions et secteurs. »

Après ce 5 mars, est-ce qu’il y a des perspectives, est-ce qu’on peut envisager que des personnels se mettent en grève, comme c’est déjà le cas dans quelques établissements ?

« Il y a en tout cas un appel à la grève à partir du 5 mars, et une nouvelle coordination nationale se réunira à Paris les 6 et 7 mars. Personnellement je pense qu’il faudrait aussi passer à des choses plus sérieuses, des actions plus dérangeantes. Par exemple la rétention de notes (qui est appliquée dans certains départements de quelques universités), parce que là j’ai l’impression qu’on ne dérange pas grand monde. Après mon point de vue n’est pas du tout partagé par tout le monde.

On avait également discuté avec quelques collègues de mettre 15 à tout le monde sur le contrôle continu, ou de le supprimer, ou ne pas aller aux jurys des mémoires, ou démissionner des tâches administratives. Mais le problème dans nos métiers, c’est qu’on a peu de moyens d’action pour mettre la pression, on ne va pas bloquer le pays, quoi !

Par exemple, des revues se déclarent en grève, mais pour autant elles continuent de faire leur travail éditorial. La majorité se dit que si on se met en grève, c’est contre-productif, parce qu’on ne participe plus à notre rôle de diffusion des savoirs. »

Qu’est-ce que ça représente d’être enseignant précaire ?

« Moi je suis passionnée par ce que je fais, j’adore enseigner. Ça donne du sens à nos recherches aussi, et l’un ne va pas sans l’autre. Pour autant, dans ce boulot, on nous répète depuis des années, et on l’observe aussi, qu’il y a de moins en moins de postes. On se professionnalise vers un métier où on n’est vraiment pas sûrs d’avoir un poste. Ça joue sur le moral, parce que du coup il y a une compétition de dingue dans ce milieu.

Et puis on ne t’a pas formé à ce métier. Tu enseignes, tu fais ta recherche et c’est en faisant que tu apprends. Ça te met dans des situations de fragilité ou de vulnérabilité parfois un peu inconfortables.

Il y a aussi une forme de pression : la compétition est tellement forte qu’on se dit qu’il faut qu’on mette le plus de chances de notre côté. Qu’il faut qu’on publie pendant notre thèse des articles sur nos recherches, qu’on communique dans un maximum de conférences et de colloques internationaux, qu’on publie en anglais. Il faut faire partie de collectifs de recherche, intégrer des comités de rédaction de revues, diriger des numéros de revue…

En plus on commence très souvent par enseigner en faisant des vacations, donc dans des conditions de travail ultra-précaires. On est très mal payés – et avec des mois de retard –, on ne cotise ni au chômage ni à la retraite , et on paie des frais d’inscription dans l’institution où on travaille ! Des trucs complètement dingues.

Il faut ajouter à cela le fait qu’en sciences humaines, on nous pousse à faire des thèses en trois ou quatre ans… Cette durée est calculée par mimétisme avec le modèle des sciences dures (non sociales), mais c’est infaisable si on veut faire un travail abouti. Ça ne se fait jamais en trois ans, ce que j’observe c’est plus cinq, six voire sept ans. Tout ça participe à ce que ce soit à la fois un métier passionnant, mais aussi extrêmement sous pression sans aucune assurance d’un boulot derrière. »

Au final, pendant cette période d’attente d’un poste de titulaire, tu restes tout le temps dans l’incertitude...

« En fait, l’issue de la thèse, c’est une autre aventure qui commence. La thèse c’est la fin de rien, c’est plus le début de la galère pour trouver un poste. Un des challenges c’est aussi d’essayer de rendre visible ce que sont nos métiers pour casser cette image de “On se branle la nouille à longueur de temps.” Je ne connais aucun doctorant ou doctorante qui se branle la nouille, ça n’existe pas.

La préparation des cours prend beaucoup de temps, le suivi avec les étudiants et étudiantes, les corrections. Il y a aussi toutes les réunions de travail avec l’équipe pédagogique. Ceux qui ont un poste à mi-temps parviennent quand même à travailler sur leur thèse, mais ceux qui enseignent à plein-temps n’ont quasiment pas le temps. Ce projet de loi ne va faire qu’amplifier toute cette précarité. »

Et ce temps de transition avant la titularisation va être institutionnalisé par les dits « contrats de projet », qui permettent aux institutions de recruter des personnes qualifiées en CDD (d’un à six ans), pour des missions spécifiques…

« Totalement. Tout ça consiste à normaliser la précarité et réduire l’autonomie de la recherche par rapport au privé, sur le contenu des recherches et sur son évaluation. La recherche a toujours été évaluée, c’est le principe de l’évaluation par les pairs et personne n’est contre ce fonctionnement. Mais quels critères d’évaluation seraient utilisés ? Là ce qu’ils veulent mettre en avant c’est tout le système de la bibliométrie : une évaluation quantitative et pas du tout qualitative. »

Au-delà du retrait du projet de loi, quelles sont les revendications des personnels mobilisés ? Quelles mesures pourrait-on imaginer pour améliorer vraiment la situation ?

« Il faudrait une décision politique de financement massif des universités françaises par le gouvernement, pour recruter du personnel enseignant et administratif. On a peu parlé du personnel administratif, mais le taux de contractualisation est aussi très fort chez eux. Il y a un turnover dingue et donc pas de mémoire de l’institution. Ça les empêche aussi de se mobiliser. Il faudrait ouvrir des postes de maître de conférences, titulariser les personnels précaires, qui pour certains font le même nombre d’heures que les titulaires. Leur donner des conditions d’enseignement et de recherche qui leur permettent de travailler correctement.

Il faudrait également favoriser l’autonomie de la recherche et prendre en compte le temps long. Le système de la recherche par projets via l’ANR [Agence nationale de la recherche, qui finance la recherche publique et partenariale], ce sont des financements de cinq ans, par des grosses équipes, sur des sujets parfois fléchés qui intéressent les politiques publiques. Il faut faire des rapports à mi-parcours qui viennent présenter des résultats que des fois tu n’as pas, et que tu inventes parce que c’est juste pas la bonne temporalité pour produire des résultats concrets. Sur ton projet de recherche commencé il y a deux ans, quand tu fais des sciences sociales qualitatives, t’es encore dans la production de données empiriques.

Je pense que ce sont les deux grosses revendications. Elles sont assez basiques, mais à l’heure actuelle... »

Quelle place pour les sciences sociales dans une recherche planifiée de manière productiviste ?

« Clairement, cette réforme pose la question de l’autonomie de la recherche et de la production du savoir. Est-ce que les sciences sociales ont pour visée de devenir des sciences de gouvernement ? Ou est-ce que produire du savoir scientifique c’est prendre le temps de se planter, d’aller dans une direction puis de changer ? C’est comme ça que se produit un vrai savoir scientifique, qui prend le temps de se poser des questions et qui n’est pas influencé par une commande d’une institution, publique ou privée d’ailleurs. »

Propos recueillis par Antoine Souquet
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Cet article a été publié dans

Les échos du Chien rouge

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