Introduction au dossier animal
Faune qui peut !
« Animal, on est mal / Et si on ne se conduit pas bien / On revivra peut-être dans la peau d’un humain » (Gérard Manset)
⁂
« Au fond de ma révolte contre les forts, je trouve du plus loin qu’il me souvienne l’horreur des tortures infligées aux bêtes », écrivait Louise Michel dans son autobiographie1. Ajoutant : « J’aurais voulu que l’animal se vengeât, que le chien mordît celui qui l’assommait de coups, que le cheval saignant sous le fouet renversât son bourreau ; mais toujours la bête muette subit son sort avec la résignation des races domptées. Quelle pitié que la bête ! »
Quand on évoque Louise Michel, ce n’est généralement pourtant pas cette dimension-là qui ressort. On dit la flamboyante combattante de la Commune, l’infatigable institutrice militante, la féministe précoce... Mais la partisane de la cause animale ? Rarement. Comme si l’on ne pouvait avoir été astre crépitant de l’insurrection sociale et partisane de ce combat autre, celui visant à défendre les droits et l’existence de nos compagnons à poils et à plumes (et à écailles). Ou plutôt : comme si cela passait forcément au second plan.
C’est en tout cas l’un des grands mérites du recueil de textes Cause animale, luttes sociales2 tout récemment sorti par les belles éditions du Passager clandestin. Il rappelle en effet que les militants libertaires et anarchistes des premiers temps étaient souvent impliqués dans ces luttes « animalistes ». On y croise le géographe Élisée Reclus parlant de son régime alimentaire non carné, l’acide romancier Octave Mirbeau s’écriant « Hâtons-nous donc de travailler au bonheur des bêtes ! » ou même Léon Tolstoï dénonçant cette chasse qu’il a tant pratiquée mais voit désormais comme un « plaisir cruel », tous résolus à « porter la voix des animaux dans les luttes sociales », ainsi que le résume la préface.
Et cette idée de porter la voix des animaux au sein de combats plus « humains » nous semble relever de l’évidence. C’est même avec cette image en tête qu’on a décidé de lancer ce dossier et de le titrer « Demain les bêtes », comme une prophétie optimiste. Si à CQFD on ne compte officiellement aucun végan (juste deux végétariens), si nous ne portons pas le combat antispéciste dans nos colonnes, on avait depuis longtemps l’envie de creuser la question de notre rapport aux animaux, qu’ils soient sauvages ou d’élevage, afin d’ouvrir des pistes dans notre appréhension du monde et de son délitement.
Dont acte.
⁂
Évidemment, c’est une question éminemment complexe. Et on n’a pas forcément tous la même sensibilité sur la question à la rédaction. On pense en revanche que l’animal, au sens large, a beaucoup à nous apprendre. Qu’il faut commencer par cette attention et ce dialogue avant de tisser autre chose avec lui. Et qu’il est vital de ne pas déconnecter la question animale de l’environnement naturel et social dans lequel elle s’inscrit, tant son sort est voisin du nôtre et tant les luttes pour enrayer la saignée en matière de biodiversité semblent forcément passer par la case anticapitaliste. Une approche qui pendant longtemps n’a pas été vue comme évidente, rappelle l’historien Éric Baratay dans l’entretien qu’il nous a accordé [lire pp. II & III] : « Comme si penser aux animaux et faire des ponts avec d’autres dominés, c’était méprisant. »
Ceci dit, il semble que le regard posé sur l’animal se décentre ces derniers temps, notamment grâce aux travaux d’éthologues et de philosophes comme Vinciane Despret ou Baptiste Morizot, venus dynamiter notre rapport au vivant et notre tendance à nous focaliser sur un seul point : notre foutu nombril humain. La première s’applique à enrichir notre compréhension des comportements animaliers, interrogeant par exemple le rapport des emplumés au territoire dans son livre Habiter en oiseau (Actes Sud, 2019). Le second a notamment publié Sur la piste animale (2018), qui saute du loup à l’ours et appelle à poser un regard curieux et prolongé sur la faune et la flore. L’enjeu ? Pas des moindres puisqu’il s’agit de redéfinir nos relations aux bêtes et écrire ensemble une « carte des vivants3 » qui fasse la part belle à la coopération et à la cohabitation interespèces. Soit ce que propose à sa manière l’association Je suis la piste, qu’on a suivie dans la forêt périgourdine en quête « d’empreintes, crottes et autres brisées » [p. IV].
Autre piste privilégiée dans ce dossier, celle de la coexistence au quotidien avec les animaux. Et notamment dans le travail. C’est ainsi qu’on a donné la parole à trois éleveuses d’une ferme collective de Haute-Vienne qui, entre vaches, chèvres et cochons, cherchent à pratiquer un élevage le plus respectueux possible du bien-être animal, sans pour autant éluder l’épineuse question de l’abattoir final [pp. VI & VII]. Dans ces pages, vous croiserez aussi Iouki et Noémie, cheval de trait de son état pour le premier, ouvrière agricole pour la seconde, laquelle résume leur relation ainsi : « Ce n’est pas un animal de compagnie, c’est un compagnon de travail, de vie. » [p. X]. Quant à Raúl Guillén, ouvrier apicole, il nous invite à admirer la complexité des ruches et de son métier, qui échappe encore en partie à l’industrialisation ayant fait tant de mal au vivant [p. VIII].
⁂
Et puis, last but not least, il y a dans notre rapport à l’animal et plus largement à la nature sauvage une forme d’enchantement et d’ouverture des possibles qu’on peine à transcrire en mots. Coup de bol, l’inspiré Élisée Reclus, encore lui, en a bien résumé l’idée : « Là où le sol s’est enlaidi, là où toute poésie a disparu du paysage, les imaginations s’éteignent, les esprits s’appauvrissent, la routine et la servilité s’emparent des âmes et les disposent à la torpeur et à la mort. » Voilà donc l’horizon : repeupler la nature et nos cerveaux sous peine de vaciller sous une chape de béton – au propre comme au figuré. Et c’est bien à cette dimension qu’invite Corinne Morel Darleux dans son article intitulé « De l’émerveillement à la lutte » [p. IX], qui appelle à s’inspirer des imaginaires animaux pour redonner du souffle aux luttes en cours. Alors qu’est lancée une belle campagne d’actions contre l’artificialisation du vivant, intitulée Les Soulèvements de la terre, et qui, on l’espère, devrait secouer le reste de l’année 2021, il n’est pas encore temps de faire le deuil de ces mondes partagés et des animaux qui les peuplent. « Ces derniers temps, la “nature” a eu une force mobilisatrice extraordinaire », s’enthousiasmait Vinciane Despret dans un entretien à la revue Mouvement4. Et si ce n’était qu’un début ?
Ce texte est l’introduction du dossier "Demain les bêtes !", publié dans le numéro 198 de CQFD.
1 « Quand l’injustice fait bestiaire », tiré de Mémoires de Louise Michel écrits par elle-même (1886).
2 Ouvrage préfacé par Roméo Bondon et Elias Boisjean.
3 Baptiste Morizot, Les Diplomates.Cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant, Wildproject, 2016.
4 N° 105 (janvier/février 2020).
Cet article a été publié dans
CQFD n°198 (mai 2021)
Trouver un point de venteJe veux m'abonner
Faire un don
Paru dans CQFD n°198 (mai 2021)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Lémi
Mis en ligne le 07.05.2021
Dans CQFD n°198 (mai 2021)
Derniers articles de L’équipe de CQFD