Devant nous, à quelques mètres, sur le terre-plein du boulevard, un couple. Elle, folle de rage, tendue comme un ressort en direction des forces anti-émeutes postées sur le trottoir d’en face, lui, la retenant de ses bras pour l’empêcher de se jeter toute crue dans la gueule du loup. Elle hurle : « Enculés de flics ! » Lui a beau être plus prudent, il hurle la même chose, aussi furax que sa copine. Une panoplie de Judge Dredd pénètre mon champ de vision. Épaules de footballeur américain, bouclier sur le bide, matraque prête à matraquer. Alors que le gars amorce un mouvement de repli en tentant désespérément d’emmener sa copine, le flic s’avance vers eux et se pourlèche : « Viens, petit enculé, petit pédé. Allez, viens me le dire en face. » Et c’est parti. Coup de savate pour faucher le gars, le gars qui tombe, coups de matraque, sa copine qui braille et qui chute à son tour, d’autres flics qui déboulent et ferment le cercle autour du couple. Moi, par réflexe, je fais deux pas en avant, les paumes des mains levées : « Oh, c’est bon, on se calme… » L’abbé Pierre débarquant au milieu d’une baston de Hell’s Angels danois n’aurait pas paru plus inoffensif, mais j’ai à peine entamé mon laïus de nigaud qu’un coup de rangers me cisaille les mollets. Je m’écroule, ma hanche frappe le bitume, je me redresse à moitié et voilà qu’un des flics m’aligne avec son lance-flammes. Le jet brûlant m’arrive droit dans l’œil gauche. Du gel lacrymogène, une saloperie visqueuse conçue pour t’en mettre plein les doigts quand tu t’essuies [1]. J’ai les yeux qui crament et la gueule en feu. Me relevant, je discerne entre mes larmes fumantes la silhouette d’un type apparemment normal, en tout cas sans uniforme, qui s’enquiert aimablement : « Qu’est-ce qui se passe, vous allez bien ? » En fait, un flic en civil. Un de ces francs-tireurs à capuche qu’on avait vu sortir des rangs bleus quelques secondes auparavant.
Des condés qui bastonnent tout ce qui passe, ce n’est pas nouveau, même si ça produit toujours son effet. Mais des condés en civil qui jouent les bons princes, c’est plus inattendu. Leur sollicitude, endurée par d’autres passants agressés cette nuit-là, visait probablement à évaluer l’état de la barbaque et, surtout, la menace que celle-ci pouvait représenter pour l’ordre public. Ai-je pris des photos ou vais-je en prendre, ai-je l’intention de porter plainte ou de revenir avec un bazooka ? Mais le rôle des encapuchonnés ne consistait pas seulement à espionner les victimes de leurs collègues. Karima, l’amie qui m’accompagnait, peut en témoigner comme moi : le seul incident qui paraissait devoir justifier l’attroupement des robocops se bornait à quelques jets de bouteilles. Or ces bouteilles venaient des véhicules de police stationnés en face. C’est aux pieds des badauds qu’elles explosaient et ce sont les flics en civil qui, manifestement, les jetaient eux-mêmes. Stratégie de la tension ? Désir atavique de créer un micro-climat propice aux petits Pinochet ? Bonne question.
Au fait : les évènements relatés ici se sont déroulés boulevard de Belleville à Paris, tout près de la rue Ramponneau, le 12 décembre 2010 à 3 h 15 du matin. On ne sait pas ce qu’est devenu le couple qui a outragé les « enculés de flics ».