Comment les gardes-frontières d’un pays dit démocratique en viennent-ils à une pareille barbarie ? De quelles responsabilités leurs actes relèvent-ils ? Ces questions ne seront jamais posées. Dans les grands médias, l’affaire indiffère. À l’exception du Haut-commissariat aux réfugiés (HCR), qui appelle en vain à l’ouverture d’une enquête, et de quelques collectifs, personne ne se mobilise. Le supplice des Dix-neuf de l’Évros fait d’autant moins de vagues qu’il a été dénoncé par les autorités turques, peu réputées pour leur respect de la vie humaine. Le ministre grec de l’Immigration Panagiótis Mitarákis s’en lave les mains. « Ces migrants ne sont jamais arrivés à la frontière », déclare-t-il, bien que le pushback (refoulement), soit une marque de fabrique de sa politique.
Puis une enquête paraît dans le New York Times [1]. Quatre survivants y confirment la réalité du carnage perpétré par les policiers grecs en vue d’adresser un « message » à tous les saute-frontières : voilà ce qui vous attend, voilà ce dont nous sommes capables. Là encore, l’information passe largement inaperçue.
[|Les contours du monstre|]
La tuerie de l’Évros illustre le déchaînement des violences étatiques racistes aux portes de l’Europe, mais aussi l’insensibilité croissante de l’opinion. Ces deux phénomènes s’alimentent mutuellement, en un système qui n’appartient pas seulement aux autorités nationales, mais bien à l’Union européenne (UE) – et plus particulièrement à son bras armé, Frontex. Créée en 2004, l’agence européenne du flicage aux frontières s’est muée en une superstructure gavée de ressources financières, humaines et technologiques. Elle concrétise la volonté des États membres de « maîtriser les flux migratoires » par tous les moyens, légaux ou extralégaux, apparents ou camouflés, aux marches de l’Europe ou au-delà. Surveillance depuis le ciel, refoulement au sol, expulsions groupées, externalisation à des régimes mercenaires, politique du laisser-mourir des boat people par l’empêchement des opérations de sauvetage – toute violence en bande organisée contre les demandeurs d’asile porte directement ou indirectement l’empreinte de Frontex.
La hausse exponentielle de son budget atteste de la priorité accordée par l’UE à sa guerre contre les demandeurs d’asile : de 94 millions d’euros en 2014, la dotation de l’agence est passée à 758 millions en 2022. Forts de deux mille agents en 2019, ses effectifs devraient grimper à dix mille d’ici 2027. À quoi s’ajoute un arsenal d’équipements high-tech : drones, hélicoptères, avions, détecteurs de mouvement, de chaleur et de battements cardiaques – au grand bonheur des industriels de la sécurité européens, dont Airbus et Thalès [2].
Cette militarisation forcenée s’accompagne d’une politique d’extension tous azimuts. Depuis ses premières sorties au large des Canaries en 2006, le rayon d’action de Frontex n’a fait que croître. En Méditerranée, ses appareils volants bourrés de technologies de pointe repèrent les coquilles de noix sur lesquelles dérivent des survivants – non pour leur porter secours, mais pour les livrer aux supplétifs libyens, à charge pour eux de les ramener dans leurs camps d’internement et de torture [3]. Plus de 1 900 morts par noyade et 10 000 rescapés rembarqués en Libye durant la seule année 2021, selon les estimations basses du HCR. Séduits, les ministres de l’Intérieur européens s’arrachent les services de la troupe de choc. Depuis le 1er décembre 2021, un avion de Frontex survole la région de Calais pour localiser les campements de réfugiés et permettre aux policiers français d’y semer la terreur.
[|La toile s’étend|]
Mais c’est surtout hors de l’Union que les garde-chiourme à l’écusson étoilé engrangent des parts de marché. À la faveur de la guerre en Ukraine, Frontex s’est déployée en Moldavie pour un « soutien opérationnel » – et assurer le tri entre bons réfugiés ukrainiens et mauvais réfugiés africains ou arabes.
En dix-huit ans, l’agence a conclu une vingtaine d’accords avec des pays tiers, de l’Albanie au Niger, de l’Égypte au Monténégro, tissant autour du ventre européen un cordon sanitaire coïncidant avec les contreforts des empires coloniaux. En ce moment, des VRP à mallette défilent à Dakar pour négocier un déploiement de l’agence au Sénégal. Au prétexte de la « lutte contre les réseaux de passeurs », il s’agit d’empêcher les départs pour les Canaries et d’interdire aux populations locales de faire usage de leur liberté de mouvement – tout en livrant leurs ressources (en particulier halieutiques et agricoles) aux bons soins des pays riches (et blancs).
[|Le laboratoire grec|]
En quoi Frontex a-t-elle pesé dans le sort des Dix-neuf de l’Évros ? Si aucun témoignage n’évoque sa présence sur les lieux, l’agence a longuement œuvré au développement de la culture du pushback chez les gardes-frontières grecs, sans se soucier de la violence qu’une telle pratique allait fatalement libérer. D’innombrables rapports, enquêtes et témoignages documentent sa participation directe. Dernière pièce en date, une plainte déposée en mai 2021 devant la Cour de justice de l’UE par deux Africains refoulés de Lesbos. Ils y accusent Frontex et les gardes-côtes grecs de les avoir « agressés », « volés », « détenus » puis « abandonnés sur des radeaux, sans moteur, ni eau, ni nourriture ».
« L’agence a longuement œuvré au développement de la culture du pushback chez les gardes-frontières grecs, sans se soucier de la violence qu’une telle pratique allait fatalement libérer. »
Dès ses débuts, Frontex a vu la Grèce comme un nœud stratégique et un laboratoire. Dans son centre opérationnel ouvert en 2010 au Pirée, annexe officieuse de son siège à Varsovie, l’agence s’active depuis douze ans sur tous les fronts de la frontière helléno-turque, en mer Égée comme sur le fleuve l’Évros, aux côtés de ses protégés grecs et d’autres collègues européens. « L’opacité des procédures et la diversité des pratiques d’interception des étrangers par ces différents acteurs diluent la responsabilité de chacun et entretiennent un climat d’impunité dans un contexte où les violations des droits sont très fréquentes », notait déjà le réseau Migreurop en 2014 [4]. Les pushbacks en Grèce seraient monnaie courante depuis 2012, lorsque Frontex commençait à y tourner à plein régime. D’après l’ONG allemande Mare Nostrum, dix mille opérations de ce type auraient eu lieu en 2020 – dans certains cas, avec la complicité directe de l’agence.
Le réseau Migreurop décrit à l’interception en mer d’un couple syrien et de leur bébé de sept mois : « La totalité de leur argent et de leurs biens leur a été subtilisée par les gardes-côtes grecs, […] et toute la nourriture du bébé a été jetée à l’eau. Ils ont dû dériver durant vingt-quatre heures avant que les gardes turcs ne les secourent. » Déshumanisés, des femmes, des hommes et des enfants deviennent les proies d’une partie de chasse où tous les coups sont permis, des plus machinaux aux plus sadiques, sans que jamais les responsables n’aient à rendre de comptes.
[/Olivier Cyran/]