« L’impression de pouvoir influer sur le cours des choses pour les changer a rendu une part de joie à beaucoup d’entre nous »
On a beaucoup dit que la déferlante contre le régime Macron se caractérisait par sa forte implantation dans les petites villes de « nos territoires », comme les appellent les Parisiens qui y possèdent des résidences secondaires. Dieppe en est une bonne illustration. Les manifs ont attiré un monde fou, jusqu’à 12 000 personnes selon la CGT lors de la grosse journée du 23 mars, soit entre un tiers et la moitié de la population. Du jamais-vu.
Électriciens des centrales de Penly et Paluel, ouvriers des usines Alpine et Nestlé, cheminots, éboueurs, travailleurs portuaires, personnel hospitalier, paysans, chômeurs, retraités, AESH [1], profs ou lycéens… Tout le monde était là, rejoint par les nouveaux bataillons de ceux-que-d’habitude-tu-vois-jamais-en-manif, comme les « clercs de notaire en colère » ou les crânes bien peignés de la confédération des cadres. L’idée de bosser deux années de plus suscite une répulsion si franche et si massive que certains segments de la petite bourgeoisie clament « on lâche rien » à l’unisson des prolos.
Preuve qu’un bon rapport de forces peut déplacer des montagnes, même la feuille de chou locale, Paris-Normandie, habituellement réac et antigrève, multiplie les interviews de grévistes et les immersions dans la fournaise sociale. Qui eût cru qu’on y trouverait un jour, étalée sur toute la largeur d’une page, la photo d’un gamin brandissant cette pancarte digne de CQFD : « Je n’ai pas commencé à travailler et j’en ai déjà marre !!! »
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Le souci, en ce début d’avril, c’est qu’en dehors de quelques grèves sporadiques le mouvement n’a toujours pas réussi à entraver l’économie locale. Les électriciens ont mené de belles actions, on a occupé des ronds-points, bloqué des bus, gueulé devant la sous-préfecture, mais les usines n’ont pas débrayé et le seul vrai coup de semonce est venu des éboueurs CGT. Laquelle CGT, ultra dominante au sein de l’intersyndicale, redoute d’« emmerder les gens » par des actions plus radicales, pourtant réclamées par une partie de sa base, qui en a un peu marre d’arpenter gentiment la Grande Rue. Trois poubelles ont pris feu avant-hier, mais les rues restent bien sages.
Dieppe est une ville ouvrière de gauche, dirigée par une mairie PCF pro-Mélenchon. C’est aussi une ville cabossée par la violence des politiques anti-pauvres et la prolifération de la rente Airbnb, où l’extrême droite a pris ses aises et raflé près d’un tiers des voix à la dernière présidentielle. Difficile de l’oublier lorsqu’on marche au milieu de cortèges presque exclusivement blancs, à l’image d’une ville où les immigrés sont rarissimes. Tu ne peux manquer de te dire que le gars à côté qui rigole sur ta pancarte (« Tout cramer devient vital ») a peut-être voté RN. Quelle que soit l’issue de la mobilisation en cours, elle a cependant déjà cette vertu inestimable : refaire germer le besoin de justice sociale dans des têtes gavées de BFM/CNews. Ce mouvement ne fera pas disparaître le racisme en son sein, mais il le repousse en projetant les gens vers cet objectif émancipateur : ne pas laisser le turbin engloutir nos vies. Comme l’a si bien dit l’avocate et militante Elisa Rojas, « l’impression de pouvoir influer sur le cours des choses pour les changer a rendu une part de joie à beaucoup d’entre nous ». Même contenue sous le poids des convenances et des galères, cette joie est palpable aussi à Dieppe. Et c’est le meilleur rempart aux scies morbides du fascisme.
Il y a quelques jours, les éboueurs ont repris le travail, à regret : « Au bout d’une semaine on commençait à tirer la langue. » Promis, disent-ils, la lutte reprendra la semaine prochaine et les collègues de Veolia entreront dans la danse. Les goélands ont faim.
[/Karima Younsi & Olivier Cyran/]