L’État nous considère comme des victimes et refuse de nous reconnaître pleinement comme des travailleurs et travailleuses
À 800 km de là, à Paris, Thierry Schaffauser n’est pas non plus au bout de ses peines : « D’après les calculs, je vais devoir bosser jusqu’à 67 ans – tout cela, pour toucher moins de 900 euros de retraite par mois. » Travailleur du sexe, engagé au sein du Syndicat du travail sexuel (Strass), le quadragénaire dresse un constat amer : « L’État nous considère comme des victimes et refuse de nous reconnaître pleinement comme des travailleurs et travailleuses : on a beau être assujetties à l’impôt sur le revenu et aux cotisations sociales, on n’a ni arrêts maladie ni congés maternité et beaucoup d’entre nous n’auront pas de retraite. » Résultat : « À Paris, rue Saint-Denis, comme un peu partout en France, il y a des grands-mères qui triment jusqu’au bout, faute de pouvoir s’arrêter. » Parmi elles, certaines n’ont pas cotisé ou pas assez ; d’autres, originaires de pays extra-européens et ne pouvant justifier depuis au moins 10 ans d’un titre de séjour les autorisant à travailler, n’ont pas même droit à l’Aspa.
[|« Je mets deux jours à récupérer, alors j’imagine pas dans quelques années »|]
Quand il a débuté sa carrière, Thierry officiait dans la rue – qu’il neige, qu’il pleuve ou qu’il vente. « Être exposé aux intempéries, c’était tellement usant… » se souvient le syndicaliste qui milite pour que soit reconnue la « pénibilité » de ce travail. Face à la perspective du vieillissement, Thierry est d’ailleurs anxieux : « À mon âge, quand je fais du chemsex [2] toute la nuit, je mets deux jours à récupérer, alors j’imagine pas dans quelques années… » De son côté, emmitouflée dans un gros manteau en faux léopard, Tania ne se sent plus la force d’attendre les clients debout ; elle a installé une chaise sur le pas de sa porte. « À partir d’un certain âge, le corps ça va pas fort non plus », confie-t-elle. Avant d’ajouter dans un éclat de rire : « Certaines collègues m’ont conseillé de travailler sur internet, mais qu’est-ce que j’ai à montrer, moi ?! Tu as vu mon corps ? Je suis plus assez fraîche pour donner envie sur un écran… » Au fil des années, elle a vu sa clientèle diminuer – conséquence, entre autres, des discriminations liées à l’âge qui n’épargnent pas les TDS.
« J’ai mal partout… »
Lola Levy, escort à Lyon, se demande elle aussi si sa santé va tenir le coup : « À 35 ans, j’ai déjà mal partout… » Investie dans l’association de santé communautaire Cabiria, elle en voit passer, des corps en souffrance. Et la liste est longue des pathologies auxquelles elle est confrontée : « Beaucoup de TDS souffrent de troubles musculo-squelettiques, notamment de scolioses liées à la station debout. Il y a aussi des problèmes de diabète ou d’estomac, parce qu’on n’a pas forcément le temps de se nourrir correctement. Et puis des maladies dermatologiques comme l’eczéma, souvent liées au stress. » La travailleuse évoque aussi « les hépatites ou les infections au VIH, auxquelles les expositions ont augmenté ». En cause, la précarisation des TDS : confrontées à une raréfaction de la clientèle depuis la « loi de 2016 » et la pénalisation des clients, sorties exsangues de la crise sanitaire, fragilisées par l’inflation, « certaines en viennent à accepter de prendre des risques pour ne pas manquer un client ».
[|« Quand les TDS sont en grève, c’est que le peuple est motivé »|]
De son coin de rue marseillais, Tania voit passer chaque cortège contre la réforme des retraites. Mais elle ne s’y joint pas : « Pourquoi j’irais manifester ? Je n’attends rien de l’État », lâche-t-elle. Elle soutient néanmoins le mouvement et se réjouit de voir ses collègues plus jeunes mobilisées : « Elles ont encore la possibilité de faire bouger les choses. C’est bien qu’elles y aillent parce que si elles ne font rien, elles vont morfler. » Pendant ce temps, à Paris, Thierry est de toutes les journées de mobilisation : « Pour les personnes qui tirent l’intégralité de leurs revenus du travail du sexe, cette réforme ne change pas grand-chose. Mais on se mobilise pour défendre les droits des autres, en espérant aussi quelque part pouvoir en profiter un jour. » Et le syndicaliste de rappeler que pour beaucoup de ses collègues, le travail du sexe est un revenu d’appoint en complément d’un autre job, souvent précaire.
« C’est important de sentir qu’on est légitimes à manifester »
À Lyon, Lola participe elle aussi au mouvement avec un certain enthousiasme : « Ça faisait longtemps que je n’avais pas vu autant de TDS en manif. Pour moi, leur présence est clairement un thermomètre du degré de mobilisation actuelle : quand même les TDS sont en grève, c’est que le peuple est motivé ! » analyse-t-elle. D’après Lola, si elles se mobilisent en nombre, c’est en partie grâce à la solidarité : « On a reçu le soutien de l’assemblée générale des arts et métiers et, dans les cortèges, beaucoup nous encouragent ; on a même défilé aux côtés des cheminots de la CGT ! C’est important pour nous de sentir qu’on est légitimes à manifester : c’est une façon de reconnaître que notre travail est un métier. » À Lyon, une caisse de grève a d’ailleurs été mise en place pour permettre aux travailleuses du sexe du quartier Gerland de débrayer et rejoindre les cortèges. Confrontées à une pression policière permanente, elles attendent de l’État qu’il prenne ses responsabilités : « Ce qu’on demande est simple, conclut Lola. Soit l’État nous considère comme des travailleuses comme les autres et nous donne les mêmes droits ; soit il campe sur ses positions, mais dans ce cas, qu’il arrête de nous entraver dans notre travail et nous laisse constituer par nous-mêmes notre propre retraite !
[/Tiphaine Guéret/]
* Prénoms modifiés