Dossier “Culture du viol” : deux récits
Objets de leurs violences
« La culture du viol, elle fait tellement partie de nous, les victimes, que je ne suis pas étonnée de n’avoir rien vu venir. Même le lendemain du viol, j’avais du mal à utiliser ce mot, alors que je savais très bien qu’il correspondait à ce que je venais de subir. J’ai tout de suite pensé aux conséquences que ma plainte allait avoir sur lui, avant de réfléchir à l’impact que son agression allait produire sur moi. Pendant des mois, des années même, je me suis inlassablement flagellée : qu’est-ce que j’avais bien pu faire pour qu’il me croie consentante ? J’étais incapable de remettre en question sa bonne foi à lui. Ça a été extrêmement difficile, y compris lors du procès qui a suivi, de me dire autre chose que : “il ne voulait pas me faire du mal, il devait penser que j’étais d’accord”. Il a fallu que d’autres me répètent une évidence que mon esprit refusait, parce qu’elle allait faire s’écrouler toute ma confiance en la nature humaine : ‘‘c’est pas qu’il a fait ça dans le but sadique de te faire du mal, c’est juste qu’il en avait rien à foutre”. »
⁂
« “J’ai envie de te baiser, mais mal”, m’a dit un mec avec qui j’ai été pendant quelques mois. Dans notre sexualité, on flirtait avec le BDSM. Mais cette fois, ce n’était pas un jeu. Il était en colère. Je m’étais “mal comportée”. Ça faisait trois jours qu’il faisait la gueule et je me sentais coupable. J’ai dit “vas-y, fais-le”. Je n’ai pas eu mal, j’ai même été stimulée. Mais quand j’ai voulu me toucher, il m’en a empêchée. Mon plaisir était interdit. Il n’y a pas viol, puisque j’ai dit “oui”. Mais cet homme a utilisé une des choses que j’aime le plus dans la vie, le sexe, pour me punir.
Notre sexualité, de façon générale, était bien foireuse. Sur le moment, je croyais briser des tabous. A posteriori, je réalise que je me suis surtout mise au service de ses fantasmes. Je n’ai pas appris grand-chose sur mon propre désir durant cette période. J’ai beaucoup appris sur celui d’un mâle alpha, par contre. Je peux témoigner du fait que c’est assez grotesque. Il en avait parfois honte, d’ailleurs. Et en réponse, pour le rassurer, je m’y soumettais. Il en était très content et j’en tirais une certaine fierté. Je me demande parfois si c’était pas un moyen tordu pour moi de reprendre le dessus : lui montrer, par la pratique, à quel point il était gravos.
Je pourrais raconter l’enchaînement des événements qui ont abouti au fait que je me suis “mal comportée”. Décrire ce qui, selon lui, méritait que je sois punie. Mais je ne le ferai pas. Parce que la question “qu’est-ce que j’ai fait pour provoquer ça ?” a tourné en boucle dans ma tête les mois qui ont suivi et qu’elle ne sert à rien. Une personne normalement constituée jugeant que son ou sa partenaire a déconné, elle ne se dit pas “Ok, bon ben je vais lui mettre un bon coup de bite, ça va lui apprendre”.
Je me demandais aussi : “comment ça a pu m’arriver, à moi ?” J’avais 35 ans et, depuis dix ans, je ne lisais que des livres écrits par des femmes. Ado, je me revendiquais déjà féministe. J’ai toujours été entourée de meufs déters. On sait bien que “ça arrive à tout le monde”, mais c’est autre chose de réaliser, dans sa chair, que ce qui arrive à tout le monde nous arrive aussi.
La bonne question, je crois que c’est : “comment j’ai pu accepter ça ?” Pour y répondre, il a fallu rembobiner. Remonter loin avant cette relation merdique et regarder en face les moments de ma vie où je me suis sentie humiliée. Réentendre les phrases, revoir les gestes, revivre les instants où mon ventre s’est crispé et mes joues sont devenues rouges. De honte et de colère. J’ai réalisé qu’il y en avait tellement que je ne pourrais pas tous les lister. Depuis gamine, des baffes, des insultes, des coups, des doigts dans la chatte, des rapports pas désirés, des mecs qui t’expliquent la vie, te dirigent et font la loi… J’ai compris que la “culture du viol”, elle est partout, tout le temps. Disséminée par nos pères, nos frères, nos amis, acceptée et parfois même encouragée par nos mères, nos sœurs, nos amies.
J’ai aussi revu toutes les fois où j’ai ouvert ma gueule. J’ai perdu des plumes, mais j’en ai arraché beaucoup. Il m’est même arrivée de mettre des baffes en premier. D’un côté, on me disait que j’étais forte, que je savais me défendre ; de l’autre que j’étais folle, hystérique et incontrôlable. J’oscillais entre ces deux visions de moi-même. Je picolais trop et les “crises” ont souvent eu lieu dans des états d’ivresse. Je me détestais, je me jugeais. Regarder tout ça sans me morfondre dans la culpabilité m’a permis de comprendre que ces comportements de fuite, de panique, d’attaque, de contre-attaque et d’autodestruction sont des gestes guerriers. Réaliser que j’avais été en guerre toute ma vie. Que ce combat, qui se joue entre hommes et femmes, surtout dans les couples hétéros, il allait vraiment falloir songer à changer de stratégie pour le mener. Et surtout, voir la vérité en face : malgré toute cette agitation, à 35 ans, je ne savais toujours pas dire non.
Depuis ce rapport “consenti”, je sens une sorte de mue qui opère. C’est progressif. Je suis en plein dedans. Mon regard change. C’est difficile à décrire, mais je crois que ce combat, aujourd’hui, je l’assume, tout en sachant qu’une vie, une génération, 100 ans, ne suffiront pas à le mener à bout. Bizarrement, ça ne me décourage pas. Il n’y a pas beaucoup de mecs qui me plaisent, souvent ils me gonflent. Avant de les laisser entrer dans mon intimité, je commence par les scanner. Voir s’ils peuvent être des alliés. Il n’y en a pas des masses, mais ils existent. Je ne les connaissais pas, c’est super de les rencontrer. Être à mes côtés, c’est accepter que j’ai été en guerre, que je le suis toujours, et que j’ai de bonnes raisons de l’être. Et puis, c’est tout nouveau et c’est du taf, mais j’apprends à dire non. Je me prends moins de murs. Le brouillard de la honte se dissipe. Mon désir revient peu à peu. Il change, lui aussi. Et c’est vraiment bon. »
Cet article a été publié dans
CQFD n°234 (octobre 2024)
Dans ce numéro, on revient avec Valérie Rey-Robert sur ce qu’est la culture du viol dans un dossier de quatre pages, avec en toile de fond l’affaire des viols de Mazan. On aborde aussi le culte du patriarche et les violences sexistes dans le cinéma d’auteur. Hors-dossier, Vincent Tiberj déconstruit le mythe de la droitisation de la France. On se penche sur les centres d’accueil pour demandeurs d’asile en Italie, avant de revenir sur la grève victorieuse des femmes de chambres d’un hôtel de luxe à Marseille. Enfin, on sollicite votre soutien pour sortir CQFD de la dèche !
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Paru dans CQFD n°234 (octobre 2024)
Dans la rubrique Le dossier
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Mis en ligne le 07.11.2024
Dans CQFD n°234 (octobre 2024)
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