Queers en cambrousse
Les butch sortent du cafoutch
« Le problème quand on est gouine, pédé et bi à la campagne, c’est aussi qu’il n’y a personne comme nous ici ! On est genre trois à des kilomètres à la ronde. Ce dont on a besoin, c’est d’abord de se rencontrer ! » Cri du cœur de la meuf au micro, que la foule lui renvoie en écho. Juin 2023, c’est la première Pride de Crest, une bouffée d’air que tout le monde attendait. Et encore, on est dans la Drôme, une « terre de queers ». Avec l’Ardèche, le Diois, les Cévennes ou l’Ariège, cette campagne est connue pour être un lieu où ça bouge un peu dans la « communauté ».
Ici, bien sûr qu’il y a de l’homophobie, mais pas forcément plus qu’en ville. Ce qui manque par contre, ce sont les gens. Avec un recensement (officiel) de 10 % de LGBTQIA+ sur le territoire national, surtout concentré dans les métropoles, c’est dire comme on se retrouve vite solo dans son hameau. D’ailleurs, quand c’est possible, la plupart en partent et sortent du placard en ville, là où la marginalité peut être compensée par le groupe. Mais pourquoi revenir ? Et comment faire vivre à la campagne ces précieux réseaux queers ? L’objectif est double : pouvoir rester déviant·e de la norme hétéro sans perdre trop de points de vie, mais aussi s’échapper de l’entre-soi des petits milieux urbains, et créer autre chose ici.
« Ici, si tu veux que des choses se passent, il faut les créer soi-même », constate Milo (31 ans), qui galère à former un petit groupe de potes queers et féministes aux alentours de Buis-les-Baronnies, même juste pour boire un café. Le spontané, quand on est géographiquement éloigné les un·es des autres, ça ne marche pas trop. Il faut anticiper, se motiver et faire des kilomètres pour rejoindre une soirée où on ne connaît pas toujours grand monde, trouver à dormir sur place… « Il faut se sentir en confiance, c’est pas évident pour tout le monde. Et à force, on se déshabitue aussi à la sociabilité. D’aller contre ça, ça nécessite de la force ».
« Il faut affronter une culture ambiante qui reste très hétéropatriarcale et dans laquelle la majorité des gens est noyée »
Et parfois, ce n’est pas suffisant : « Surtout en ce qui concerne les relations intimes. Chez moi, j’ai un peu fait le tour des amis d’amis », raconte Zigzag (38 ans), qui vit à Châtillon-en-Diois. Il retourne d’ailleurs régulièrement en ville pour prendre des « shots de sociabilité », même s’il se retrouve souvent en décalage : « Les rencontres entre hommes y sont souvent expéditives. Sur les applis, les mecs ont des dizaines de propositions par semaine, quand moi je ne viens que pour quelques jours et que je veux des relations intéressantes. » Même dans une ville comme Valence, « il n’y avait rien pour les lesbiennes, raconte Lætitia (34 ans). Alors avec des copines, on a créé notre propre soirée, tous les deux mois, “Chill and gouines”. Ça a super bien marché et deux ans plus tard, il y a des meufs qui font jusqu’à une heure et demie de route pour venir du Royan, de Die ou d’Annonay, juste pour se retrouver entre nous, discuter et danser. Quand on a vu le succès on s’est dit “ok, y’avait vraiment besoin en fait”. »
Se retrouver entre personnes LGBTQIA+, c’est une nécessité qui dépasse les relations amoureuses et sexuelles. Quand on grandit à la campagne sans représentation de l’homosexualité, « on ne se dit même pas que c’est possible », raconte Lætitia. Mais même une fois adulte, dévier de la norme peut rester sportif. Fréquenter des personnes qui partagent ce décalage et entretiennent d’autres manières de vivre, « ça fait du bien, ça permet de se libérer et de se sentir plus fort·es. Parce qu’il faut affronter une culture ambiante qui reste très hétéropatriarcale et dans laquelle la majorité des gens est noyée », analyse Milo. Lorsqu’il est arrivé, son équipe de travail a accueilli en alliée sa non-binarité de genre. Mais au village reste toujours la distance palpable dans les non-dits et les regards : « Les gens se demandent “mais c’est qui c’est quoi, c’est un homme ou une femme ?” ».
« Ils ne comprennent pas ce que c’est d’être minoritaire »
« Tous les trucs festifs ici, c’est très hétéro, raconte Joëlle (52 ans). Et les hétéros du coin, entre 30 et 60 ans, même quand ils sont militants, ils sont souvent à côté de la plaque sur les sujets qui nous concernent. » Pas volontairement homophobes, mais pas très subtils non plus. Elle raconte que les meufs ne comprennent pas toujours pourquoi organiser des événements en non-mixité, qu’elles ont l’impression de « trahir leurs mecs ». « Quand on explique l’intérêt de se retrouver sans mec cis pour pouvoir dire des trucs qu’on dirait pas sinon, ou d’organiser des soirées “queers”, la réaction ça va être “mais pourquoi vous avez besoin d’en parler ? Pourquoi vous avez besoin de faire vos trucs ? On en fait déjà plein des fêtes !” Mais moi quand je vais dans leurs fêtes, ça m’étouffe. Ils ne comprennent pas en quoi la culture hétéro peut véhiculer [des stéréotypes de genre] et être reloue. Ils ne comprennent pas ce que c’est de ne pas se retrouver là-dedans, et d’être minoritaire. »
Des espaces pour les minoritaires, c’est vital, car ils permettent de faire vivre leur contre-culture. En cela, les équipes de basket, de roller derby et de foot queers de Crest sont bien connues dans la région. Pour Kyle (32 ans), « c’est là que je me suis laissée approcher. J’avais déjà eu des relations hors hétéro, mais sans jamais poser les mots dessus. C’est le foot, et la Drôme, qui m’ont fait découvrir les questions féministes et LGBT. Tout à coup dans ma tête, ça a fait baoum ! » Même si parfois, les codes sociaux qui y sont véhiculés peuvent mener à des formes d’exclusion. C’est ce que raconte Laetitia, une « lesbienne invisible » sans cheveux courts ni piercing, qui s’est déjà sentie jugée et « naïve » dans ces milieux : « À Valence, nos soirées sont avant tout faites pour danser. C’est peut-être pas militant, mais on avait à cœur que ce soit pas une bulle d’entre-soi ».
Si les queers retournent à la campagne, ce n’est pourtant pas pour recréer l’entre-soi communautaire que permet la ville. Pour Zigzag, déjà, ce serait impossible dans un village « où on se croise tout le temps et où on se rend des services », même s’il reconnaît sympathiser plus facilement « avec les néoruraux de gauche, CSP+ en général ». Même questionnement dans l’équipe de foot de Crest, où Kyle raconte que « depuis septembre, on se questionne sur notre mixité sociale. D’ailleurs, on s’est jamais dit d’où on venait socialement. Et on n’est que des personnes blanches… Parfois les gens viennent deux fois et ne reviennent plus. Est-ce aussi parce qu’on véhicule des codes sociaux dans lesquels iels ne se retrouvent pas ? »
Quand Joëlle a quitté la ville pour s’installer dans sa maison au milieu des bois, elle s’est mise à faire les choses de façon différente : « J’avais plein de fantasmes flippants parce que quand j’étais petite, on vivait avec ma mère dans un bled de 143 habitants et elle se faisait parfois emmerder par des villageois. Arrivée seule, avec ma meuf de l’époque qui était pas toujours là, j’étais pas méga rassurée. » Alors elle prend les choses en main : « J’ai passé mon permis de chasse et j’ai rencontré les chasseurs du coin. Je voulais casser mes stéréotypes et, à l’inverse, je voulais pas qu’ils me voient comme la bobo qui fait pas la différence entre un faisan et une perdrix. »
Dans son village, avec d’autres, elle a monté un événement LGBT lors de la Pride, avec l’idée que ce soit un moment « inclusif » auquel participent les habitant·es, pour montrer que la culture queer, c’est chouette. « Ça s’est bien passé, des chasseurs nous ont prêté la caravane-bar, un ou deux sont venus boire des coups ». Pas de clivage sur l’homosexualité ou la transidentité, mais… sur le prix du pichet : « Ça paraissait pas cher à des copines de Marseille qui, sans être très friquées, sont socialement plus favorisées que beaucoup de gens ici, qui ne font souvent leurs courses qu’une fois par mois et complètent avec leurs conserves et leur potager. » Et bien sûr, « les queers végés disaient qu’on pouvait bien se passer de viande un soir, mais ici quand on fait la fête, y’a de la viande ! ».
Joëlle se sent bien ici. Finalement plus choquée par des ami·es qui achètent leur barbaque en supermarché et qui trouvent que « les chasseurs, c’est vraiment horrible », que par des personnes qui mangent les bêtes qu’ils tuent, elle a changé de stratégie politique : « dans la période dans laquelle on est, on a intérêt à négocier et à essayer d’établir des lignes de communication avec les autres, sinon on va juste être renvoyés dos à dos et ça va faire des trucs super moches ».
Cet article a été publié dans
CQFD n°240 (avril 2025)
Dans ce numéro, un grand dossier « ruralité ». Avec des sociologues et des reportages, on analyse le regard porté sur les habitants des campagnes. Et on se demande : quelles sont leurs galères et leurs aspirations spécifiques, forcément très diverses ? Et puis, comment faire vivre l’idée de gauche en milieu rural ? Hors dossier, on tient le piquet de grève chez un sous-traitant d’Audi en Belgique, avant de se questionner sur la guerre en Ukraine et de plonger dans l’histoire (et l’héritage) du féminisme yougoslave.
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Paru dans CQFD n°240 (avril 2025)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Pauline Gillet
Mis en ligne le 17.04.2025
Dans CQFD n°240 (avril 2025)
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