Refus de parvenir – La récupération

Nouvelle économie : rebondissez !

Dans l’économie financiarisée, le « golden boy » dopé à la spirale de « win » était partout. Dans l’économie numérique, c’est l’échec qui est très tendance. Tentative d’explication d’un « retournement historique ».
Par Baptiste Alchourroun

Une vieille antienne

Le plus étonnant dans la littérature pour néo-manager de la nouvelle économie innovante, c’est sa capacité à réinventer en permanence l’eau tiède. Et chacun d’y aller de sa citation puisée aux meilleures sources. Certains font dans le raffinement oriental en piochant chez Lao Tseu : « L’échec est la clé de la réussite. » D’autres, voire les mêmes, affichent leur goût de l’antique en tapant Socrate sur leur moteur de recherche : « La chute n’est pas un échec, l’échec, c’est de rester là où on est tombé. » Et quand le sage montre la lune…

Aucune référence à Freinet et à son tâtonnement expérimental, mais des clins d’œil appuyés à de grandes figures historiques comme Lincoln, Churchill ou… Colin Powell. Et des sentiments de fraternité envers les Edison (Thomas et son ampoule), Dyson (Sir James et son aspirateur), Jobs (Steve l’iCon) ou Gates (Bill pour l’ensemble de son œuvre). De tous ces parcours emblématiques, l’humanité doit tirer une grande leçon : qui ne tente rien n’a rien ! Ah…

Tous entrepreneurs

Tout cela serait assez bénin sans les injonctions impératives à rebondir qui se dissimulent derrière les récits à succès déversés par ces thuriféraires de l’échec-pour-mieux-réussir. Dans un ouvrage consacré aux parcours tourmentés des stars du Net, Marc Simoncini, fondateur de Meetic, étale un enthousiasme consternant : « Notre seule chance ? La crise va être terrible. Donc, les opportunités vont être énormes et les succès de demain vont naître sur les ruines d’aujourd’hui. Plus il y aura de ruines, plus il y aura de chances. » Hardi, petit, on va se gaver !

Et pour ceux qui se seraient pris une ruine sur la tronche ? « Ils n’ont pas de boulot, donc, autant qu’ils ouvrent leur boîte ! » Et pour les femmes ? « Il faut un petit grain de folie qu’elles n’ont pas. Il y en a même qui se tirent une balle dans le pied avant même que soit lancé leur projet, avec cette névrose de l’échec qui concerne les femmes, pas les hommes. » Et les copains ? « Vous avez un problème, du jour au lendemain vous devez licencier cinquante personnes. Si c’est cinquante copains, vous vivrez un drame ! Il faut savoir prendre du recul. Dans la première boîte que j’avais, on était tous potes, puis quand j’ai créé Meetic, j’étais seulement ami avec les trois ou quatre managers. Quand j’ai vendu Meetic, je suis parti du jour au lendemain. Sans affect. » Mais là, c’est la version soft.

La version hard se présente comme une revitalisation de la figure du self-made man qui porterait ses erreurs de parcours comme autant de médailles. À la manière du baroudeur ou du gros caïd, le nouvel entrepreneur se doit d’exhiber ses cicatrices pour être crédible parmi ses pairs. Et l’argent dans tout cela ? Il n’est qu’un élément du jeu qui circule entre les différents joueurs et non pas le principal enjeu tant les règles de l’économie-casino ont été intégrées. On retrouve encore Simoncini racontant les (més)aventures de Denys Chalumeau qui, sur le point de vendre Promo-vacances 200 millions d’euros, se prend en pleine face les conséquences sur le tourisme mondial de la destruction des tours jumelles. Mais « il a transformé la situation catastrophique – personnelle, psychologique et professionnelle – en levier pour rebondir et finalement le porter vers le succès avec la vente du site SeLoger pour 650 millions d’euros dix ans plus tard ! »

Un discours roboratif qui a su séduire jusqu’en haut lieu. En 2014, la défunte Fleur Pellerin (mais, en politique, on finit toujours par rebondir), à l’époque où elle s’occupait du numérique et des PME, lançait la « Charte du Rebond ». Après avoir lu des études publiées dans The Economist et arpenté des forums dédiés à l’esprit d’entreprise aux States, elle s’est convaincue qu’il fallait « modifier le logiciel culturel des Français face à la prise de risque et la vision de l’échec », notamment grâce à des programmes de sensibilisation dans le monde scolaire. Peut-être avec des séances de travaux pratiques sur le thème : comment foirer mes examens pour mieux réussir ma vie ? Paroles d’énarque à l’attention des élèves de l’éducation prioritaire…

Des vessies ? Non merci !

Mais où trouver des lanternes dans une société où il ne subsistera bientôt plus d’intelligence que dans des téléphones ou des réfrigérateurs hyperconnectés ? Qu’importe ! Dès lors qu’il faudra que nous nous transformions tous en « consomm’acteurs », passant allègrement, dans la même minute, du statut d’acheteur à celui de vendeur. Ou de transporté à transporteur, suivant le modèle de l’ubérisation de l’économie. Plus personne ne doit échapper à l’emprise de la sphère marchande sur nos vies numérisées.

Même les plus éloignés du système sont invités à le rejoindre, dixit la société d’intérim Manpower : « Recruteurs cherchent gens bizarres, procrastinateurs et habitués à l’échec pour réussir la transformation numérique. »

Et si, derrière cette tendance à la valorisation de l’échec, se profilait un nouveau marché pour tous les coachs en développement personnel ? C’est ce que semble avoir bien compris les étudiants-entrepreneurs du site Ozerwize avec leur slogan sans équivoque, « No fail, no success » : « Et si la peur du risque, la peur des difficultés, la peur de l’échec vous freine, alors contactez-nous ! »


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