L’histoire est un champ de bataille
Le remugle du roman national
D’une certaine manière, Marcel Gauchet, dans Le Figaro du 21 octobre 2017, résumait la situation : « De l’école des Annales à la repentance, en passant par l’hégémonie marxiste à l’université, le roman national a été passé au rouleau compresseur de la critique. Pourtant, il suscite toujours un vif intérêt populaire, en témoignent les succès du Puy du Fou, des émissions comme celles de Stéphane Bern ou Franck Ferrand, et des livres d’histoire en librairie. » Face au recul d’une histoire critique, réputée aride et élitiste, l’engouement pour le passé se renouvellerait ainsi dans l’histortainment et la réactivation des mythes nationaux. Pourtant et pour peu qu’on gratte le vernis de l’image d’Épinal de ces « succès » commerciaux, se dessine une vision réactionnaire à peine dissimulée.
En plus de ripoliner les grands personnages et les grandes dates de l’histoire de France pour les refourguer au bon peuple, certains distillent d’autres projets. Celui de réconcilier « tous les Français avec leur histoire coloniale » (Dimitri Casali). Ou encore de « réintroduire la religion [catholique] en France » (Lorànt Deutsch), sans laquelle « on se prive de quelque chose dont on va avoir besoin dans les années à venir ». Parmi les premiers à avoir réagi à ce revival ringard, la moderniste Aurore Chéry et les médiévistes William Blanc et Christophe Naudin – auteurs d’une salutaire enquête, Les Historiens de garde – répondent collégialement aux questions de CQFD.
CQFD : Dans Les Historiens de garde, sorti en 2013, vous faites la critique d’une offensive réactionnaire, portée par Lorànt Deutsch, Franck Ferrand, Stéphane Bern, Jean Sévillia ou Dimitri Casali, qui, sous couvert de vulgarisation, « valorisent un passé idéalisé et fabriqué contre ce qui leur déplaît dans le présent ». Où en est-on aujourd’hui ?
Précisons d’emblée qu’il ne s’agit pas, pour nous, d’affirmer que l’étude du passé et sa vulgarisation sont réservées aux seuls historiens. Mais encore faut-il respecter certaines règles, à commencer par l’étude critique des sources, ce que ne font pas nos contradicteurs. Eux se contentent d’une vision fast-food du passé qui sert leur agenda et qui, pour comble de malheur, se vend très bien. Ils ont donc le vent en poupe. Au micro d’Europe 1, Franck Ferrand développe toujours ses thèses quasi complotistes sur le passé en affirmant que l’université serait pourvoyeuse de fake news. France Télévision ouvre grand ses portes à Lorànt Deustch, malgré les vives polémiques qu’ont suscitées ses ouvrages. Patrick Buisson est toujours président de la chaîne Histoire et plusieurs de ses anciens collaborateurs occupent maintenant des postes au sein de l’audiovisuel public, où ils censurent les programmes qui s’opposent à leurs idées et où ils induisent des phénomènes d’autocensure. Pire, Buisson a réussi à banaliser la thèse pseudo-historique du « génocide vendéen » en publiant un ouvrage sur la question, La Grande histoire des guerres de Vendée, chez Perrin, maison d’édition qui compte en son catalogue Jean-Clément Martin, spécialiste sérieux de la Vendée révolutionnaire. Le confusionnisme atteint ainsi son paroxysme en mettant sur le même plan la recherche universitaire et les thèses partisanes les plus controversées.
Le choix d’Emmanuel Macron de charger Stéphane Bern d’une « mission sur les monuments en péril » constitue une autre nouvelle inquiétante. Cette fonction, créée pour l’occasion, permet à l’animateur royaliste d’étendre son influence sur des musées, des sites historiques, voire sur l’université. C’est surtout, pour le propriétaire du collège royal et militaire de Thiron-Gardais, l’opportunité de valoriser le patrimoine privé tout en promouvant une marchandisation croissante du patrimoine public. D’autant plus inquiétante que Stéphane Bern vient aussi de prendre des positions polémiques en faveur de l’anneau dit « de Jeanne d’Arc » – dont l’authenticité est largement remise en cause par les spécialistes – racheté par le parc d’attractions du Puy du Fou.
La question du roman national français ne quitte plus le débat médiatique. Que dit-il sur les angoisses identitaires de l’époque ?
Beaucoup ! Une personne née dans les années 1920 a vu le visage du pays se transformer radicalement : de grande puissance mondiale durant l’entre-deux-guerres, à la tête d’un immense empire colonial, la France est aujourd’hui presque réduite à son territoire métropolitain et à un rang secondaire face aux États-Unis ou aux puissances montantes comme la Chine et l’Inde. La société française, elle aussi, a radicalement été bouleversée. En un siècle, nous sommes passés d’un pays majoritairement rural et catholique à une société urbaine et plurielle. De tels changements ne se font pas sans susciter des angoisses. Quand le futur semble bouché, le passé idéalisé devient un refuge. Mais l’identitarisme actuel n’est pas pour autant un révélateur des attentes « légitimes » d’une population qui souffrirait du déclinisme. Il est une construction qui vient se substituer à des constructions antérieures et représente un palliatif illusoire – mais visiblement efficace pour une partie de l’opinion – à l’inaptitude des gouvernements successifs à lutter contre les inégalités sociales.
Dans ce contexte, les « historiens de garde » opèrent sur deux plans. Le premier est politique. Pour la plupart influencés par les écrits de Charles Maurras, ils tentent de faire passer, à travers leurs récits biaisés, l’idée qu’il aurait existé une France glorieuse, construite par une série de grands hommes, rois, princes et présidents. Et celle-ci serait depuis peu menacée par une « crise identitaire » représentée, au choix, par la libéralisation des mœurs depuis 1968 ou par l’immigration. Quant au second plan, il est commercial. Il s’agit de vendre à une société angoissée des images d’Épinal rassurantes donnant un faux sentiment de continuité, que ce soit par des émissions, des livres, des parcs d’attractions, etc.
Ce besoin de se trouver, voire parfois de s’inventer des racines, peut se comprendre. Mais il ne règle rien. Saisir que les gens qui vivaient il y a dix siècles n’avaient rien à voir avec nous et ne partageaient aucune de nos angoisses contemporaines – ils avaient les leurs – est somme toute plus apaisant. Cela montre l’extraordinaire pluralité des expériences humaines et prouve que nous ne sommes pas condamnés à répéter infiniment une « identité » plurimillénaire. Bref, que le futur reste ouvert.
Le succès de L’Histoire mondiale de la France, ouvrage coordonné par Patrick Boucheron et qui s’est vendu à plus de 100 000 exemplaires en un an, a suscité une levée de boucliers chez certains universitaires de droite. Ils lui reprochent de transformer le récit national en « fable multiculturaliste ». Marcel Gauchet évoque ainsi une « entreprise idéologique qui avance masquée ». Comment en arrive-t-on à une telle polarisation ?
La publication de L’Histoire mondiale de la France correspond d’une certaine manière à une réaction, sans doute trop tardive, de l’establishment universitaire face au problème posé par les « historiens de garde ». Le livre propose une histoire hexagonale replacée dans un contexte plus large, grâce au concours de plus de 120 spécialistes ayant rédigé de brèves notices. Porté par une maison d’édition influente, ce projet a bénéficié d’une énorme couverture médiatique, ce qui explique sans doute la virulence de la réaction de la part d’intellectuels comme Alain Finkielkraut ou Marcel Gauchet. Cet ouvrage, qui reste critiquable sur certains points, représente surtout une petite victoire tactique, qu’il importe de ne pas surestimer.
Il faut maintenant multiplier les outils de vulgarisation permettant à l’ensemble de la population d’accéder aux travaux universitaires. Le savoir est une richesse comme une autre, qu’il faut partager. Pour cela, il faut se battre contre la privatisation rampante de la recherche, contre la sélection à l’entrée des facultés que cherche à imposer le gouvernement, pour une université publique forte, avec des emplois stables, proposant par exemple des cours du soir gratuits pour les salariés, des vidéos en lignes, des podcasts, etc. Il faut pouvoir contester aux historiens de garde le quasi-monopole audiovisuel qu’ils exercent pour l’instant. Il importe aussi de valoriser la vulgarisation dans la formation des jeunes historiens et de la soustraire au mépris de classe, qui incite encore trop de chercheurs à la considérer avec méfiance. Des outils sont en train de se mettre en place. On pense par exemple à L’Histoire dessinée de la France dirigée par Sylvain Venayre, mais aussi à des chaînes YouTube comme « Les Détricoteuses », l’excellente « Veni Vidi Sensi » ou « JVH ».
Les politiques ne sont pas en reste pour instrumentaliser le débat. En son temps, François Fillon proposait de « réécrire les programmes d’histoire avec l’idée de les concevoir comme un récit national ». Plus récemment, le ministre Jean-Michel Blanquer a affirmé que l’enseignement de l’histoire doit « permettre de transmettre aux enfants l’amour de la France ». À quels enjeux est confronté cet enseignement ?
L’usage politique de l’histoire scolaire n’est pas nouveau, loin de là ! Ce qu’on appelle le « roman national » date de la IIIe République – on peut (re)lire notamment sur le sujet l’ouvrage de Suzanne Citron, Le Mythe national, réédité récemment. Mais l’offensive a repris de plus belle depuis le début des années 2000. Pour le moment, elle porte sur des programmes qui ont changé en 2016, après une nouvelle polémique. Cette fois, l’offensive a été menée par des gens peu habitués à s’exprimer sur l’enseignement de l’histoire, comme Jean-Paul Brighelli, Pascal Bruckner, et même Bruno Roger-Petit, à l’époque journaliste, mais aujourd’hui conseiller médiatique du président de la République. Ils insistaient notamment sur la soi-disant disparition de la référence aux Lumières, au profit de l’enseignement de l’histoire de l’Islam. Contre-vérité, une fois encore. La première proposition de renouvellement des programmes était certes imparfaite, mais plutôt encourageante, en particulier dans la liberté donnée aux enseignants. Malheureusement, la pression médiatique de ces « néo-historiens de garde » a poussé le ministère et le Conseil supérieur des programmes à reculer, pour au final délivrer des programmes toujours aussi infaisables, et avec des choix thématiques posant souvent question (la place de la traite des Noirs et de l’esclavage, peu d’histoire des femmes, rien ou presque sur l’immigration).
Ce qui pose problème aujourd’hui, c’est le lien entre les déclarations de Blanquer et la vision que Macron a de l’histoire. Il y a clairement une volonté d’un retour à un certain roman national, avec l’école comme instrument pour « éduquer » les futurs citoyens, pour qu’ils soient de bons patriotes. Nous n’avons pas encore les détails précis des projets de Blanquer, mais ses déclarations récentes inquiètent sur les orientations à venir. Il faut rester vigilant.
Du côté de la France insoumise, Jean-Luc Mélenchon a déclaré : « À partir du moment où l’on est français, on adopte le roman national. » Comment abordez-vous le roman national alternatif mélenchoniste ?
Nombre de figures de la France insoumise, comme François Ruffin, pensent que l’on peut lutter contre les « historiens de garde » en proposant un contre-roman national, en opposant des grandes figures de gauche – Robespierre, par exemple – à celles de droite. Là encore, on est dans un usage rassurant de l’histoire, où il n’est pas question de comprendre le passé pour ce qu’il est, mais de le tirer dans son sens. Ce discours a comme effet pervers de simplifier le débat de fond, en le limitant à une simple opposition droite-gauche, où tous les points de vue se valent car ils seraient tous idéologiquement motivés. Notre mobilisation face aux « historiens de garde » n’a rien à voir avec ça. Il ne s’agit pas de remplacer une mythologie que nous trouverions détestable par une autre qui nous semblerait sympathique. Parce que c’est la porte ouverte à toutes les dérives et à tous les révisionnismes.
Pour aller plus loin :
• Suzanne Citron, Le Mythe national : L’histoire de France revisitée (1987), rééd. L’Atelier, 2017.
• Laurence De Cock (sous la dir.), La Fabrique scolaire de l’histoire, Agone, 2017.
• Gérard Noiriel, Une Histoire populaire de la France. Du XIV e siècle à nos jours, Agone, à paraître en mars 2018.
• Michelle Zancarini-Fournel, Les Luttes et les rêves. Une histoire populaire de la France de 1685 à nos jours, Zones/La Découverte, 2016.
• Nicolas Offenstadt, L’Histoire, un combat au présent, Éditions Textuel, 2014.
Sur Internet :
• Aggiornamento : Collectif d’enseignants et de chercheurs engagés dans un renouvellement de l’enseignement de l’histoire et de la géographie du primaire à l’université.
• CVUH : Le Comité de vigilance sur les usages publics de l’histoire est né en 2005 en réaction à la tentative de loi qui prescrivait l’enseignement des « effets positifs de la colonisation ».
Cet article a été publié dans
CQFD n°161 (janvier 2018)
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Paru dans CQFD n°161 (janvier 2018)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Rémy Cattelain
Mis en ligne le 29.03.2018
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