À Briançon comme ailleurs
Le délit de solidarité se porte bien, merci
Cinq ans de prison et 30 000 € d’amende : voilà ce que risque l’imprudent impudent qui aura, par son aide, facilité « l’entrée, la circulation ou le séjour irrégulier d’un étranger en France ». Dans une République dont la devise proclame la liberté, l’égalité et la fraternité, la contradiction est piquante.
Certes, il existait depuis 2013 une exemption humanitaire : en théorie, personne ne pouvait être condamné si l’acte reproché n’avait donné lieu à « aucune contrepartie directe ou indirecte et consistait à fournir des conseils juridiques ou des prestations de restauration, d’hébergement ou de soins médicaux destinées à assurer des conditions de vie dignes et décentes à l’étranger, ou bien toute autre aide visant à préserver la dignité ou l’intégrité physique de celui-ci ». Mais cette définition était ampoulée, restreinte, pleine de brèches dans lesquelles pouvaient s’engouffrer les juges pour condamner quand même. Cette immunité, surtout, ne s’appliquait qu’à l’aide au séjour, et non à l’aide à la circulation ou à l’entrée sur le territoire.
Fâchés d’avoir été condamnés alors que leurs actes étaient désintéressés, Cédric Herrou et Pierre-Alain Mannoni, deux militants solidaires des Alpes-Maritimes, en ont appelé au Conseil constitutionnel. Celui-ci a donc dû finir par répondre, en substance, à la question suivante : le délit de solidarité est-il compatible avec la notion de fraternité consacrée par la Constitution ?
La décision est tombée début juillet. Sur le principe, les « Sages » de la rue Cambon reconnaissent – et c’est nouveau – que le principe de fraternité a une valeur constitutionnelle. Ils proclament donc « la liberté d’aider autrui, dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national ». Conséquence concrète : l’exemption humanitaire est étendue à l’aide à la circulation ; elle doit même être appliquée à tout « acte d’aide apporté dans un but humanitaire ».
L’avancée est indéniable, et « met du baume au cœur », se félicite Michel Rousseau, de l’association briançonnaise Tous Migrants. Mais « ce progrès très limité » reste clairement insuffisant pour constituer une protection complète : des magistrats ont déjà refusé de faire jouer cette immunité en inventant la notion de « contrepartie militante ». C’est-à-dire l’idée que la personne solidaire n’aurait pas agi de manière désintéressée dans un but humanitaire, mais dans une démarche militante visant à s’opposer à la réglementation migratoire…
Autre lacune à la décision des « Sages » : l’exemption humanitaire n’a pas été étendue à l’aide à l’entrée sur le territoire, car « l’objectif de lutte contre l’immigration irrégulière participe de la sauvegarde de l’ordre public, qui constitue un objectif de valeur constitutionnelle ». En clair, la fraternité républicaine est censée s’arrêter à la frontière.
« C’est absurde, déplore Michel Rousseau. Si une personne est en danger, son besoin n’est pas lié à sa situation géographique ! » Sur les cols enneigés des montagnes, la camarde, il est vrai, frappe en France comme en Italie. Dans le Briançonnais, au printemps, on a retrouvé des cadavres de migrants des deux côtés de la frontière.
À Gap, sept militants au tribunal
Ne les appelez plus les « Trois de Briançon » : ils sont désormais sept. Sept militants solidaires qui seront jugés à Gap (Hautes-Alpes) ce 8 novembre pour avoir, « par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée irrégulière en France de plus d’une vingtaine d’étrangers ». Puisque les faits auraient été commis « en bande organisée », ils risquent dix ans de prison et 750 000 € d’amende.
L’affaire remonte au 22 avril. La veille, le groupe d’extrême droite Génération identitaire a investi le col de l’Échelle, pour réclamer une fermeture encore plus drastique de la frontière. Les militants solidaires répondent par une marche transfrontalière, qui permet à une trentaine d’exilés de rejoindre Briançon. Arrêtés le soir même, trois des marcheurs passent neuf jours en détention provisoire. Leur procès débute le 1er juin, mais les juges décident de reporter l’audience, en attendant la décision du Conseil constitutionnel relative au délit de solidarité. Quand celle-ci tombe, début juillet, mauvaise nouvelle : puisque les « Sages » valident l’interdiction de l’aide à l’entrée sur le territoire (même quand elle est désintéressée), les « Trois de Briançon » (une Italienne, un Belgo-suisse et un Suisse) devront revenir devant leurs juges.
Mais voilà que le procureur en rajoute : mi-juillet, quatre autres des marcheurs du 22 avril sont convoqués à la gendarmerie. Cette fois, ce ne sont pas des activistes de passage qui sont visés, mais des militants locaux. Parmi eux, on trouve Benoît Ducos, cet ancien pisteur secouriste qui, lors de l’une de ses nombreuses maraudes frontalières, avait sauvé une femme enceinte au mois de mars. Au terme de leur garde à vue, ces quatre nouveaux inculpés apprennent qu’ils seront jugés en novembre avec les trois premiers, pour les mêmes faits.
« Les hors-la-loi, c’est pas nous ; la violence, c’est pas nous ! », commente l’un d’eux, dénonçant des pratiques policières qui s’aggravent. Désormais, des exilés accusent des policiers de les avoir rackettés. « Il y a un durcissement et de plus en plus de violences policières, confirme Michel Rousseau, de l’association Tous Migrants. Les chasses à l’homme continuent, de même que les guets-apens. » Les refoulements illégaux aussi ? Bien sûr que oui.
À Calais, un harcèlement quotidien
Des rives de la Méditerranée à celles de la Manche, les contrôles, PV, convocations et autres procès intentés aux personnes solidaires des migrants semblent n’avoir qu’un seul but : décourager la fraternité. « C’est vrai, reconnaissait un gradé du ministère de l’Intérieur dans Le Canard enchaîné cet été. On a une sorte de politique non officielle de harcèlement continu. »
À Calais, où l’État fait la vie dure aux exilés (violences, destructions de matériel de camping et expulsions fréquentes…), ceux qui tentent d’adoucir leur quotidien subissent également des intimidations. Début août, quatre associations ont publié un rapport circonstancié sur le sujet.
On y apprend qu’entre le 1er novembre et le 1er juillet, ces associations ont recensé 37 cas de violence physique, 68 abus de pouvoir, 21 menaces et 12 insultes des forces de l’ordre à l’encontre des bénévoles. Elles dénoncent des palpations de sécurité opérées sur des femmes par des agents masculins, mais aussi des filatures injustifiées et des contraventions abusives : « [Des] amendes pour " stationnement très gênant " sont régulièrement [infligées] pour s’être garé avec deux roues sur un trottoir dans les zones isolées et très peu fréquentées où se situent les camps de réfugiés. » Sans oublier les empêchements de distribution de nourriture et même « la destruction délibérée de barils d’eau et de bidon ».
Des entreprises locales, qui fournissaient des services ou du matériel aux associations, à titre payant ou gratuit, ont même « été menacées de se voir écartées des appels d’offres public ». Ambiance…
Cet article a été publié dans
CQFD n°168 (septembre 2018)
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Paru dans CQFD n°168 (septembre 2018)
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Illustré par Elzazimut, Vincent Croguennec
Mis en ligne le 10.11.2018
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Plutôt que "délit de solidarité" je propose "délit de fraternité"