Le 3 septembre, jour du bouclage de ce numéro [1], une procédure spécifique pour les demandes d’asile en Guyane, réduisant les délais de dépôt des dossiers à 7 jours, est expérimentée. Promise par Macron et destinée à dissuader les migrants haïtiens de chercher refuge dans ce département d’Outre-mer, la mesure pourrait nourrir dans deux ans une mouture encore plus répressive de la loi sur l’asile et l’immigration adoptée le 1er août [2].
En Allemagne, c’est Dupont-Lajoie à Chemnitz. Après la mort d’un homme de 35 ans qui aurait été tué à coups de couteau par un réfugié irakien en marge d’une fête locale, des chasses à l’étranger et des heurts entre néonazes, antifas et police se sont enchaînés depuis le 26 août.
Même ambiance glauque en Italie, où une trentaine de cas de violences ou de tirs à caractère raciste (dont deux mortels) ont été recensés depuis l’accession au pouvoir, début juin, du gouvernement formé par l’extrême droite et le Mouvement Cinq Étoiles. Dans l’esprit du populo péninsulaire frappé par un profond malaise social, les slogans visant à faire passer les Italiens avant les migrants font des ravages. Et pas seulement dans les sondages. Victime collatérale de cette politique de la peur et du bouc-émissaire, l’expérience d’accueil des réfugiés dans le village calabrais de Riace ne sera plus financée par des fonds publics. Jusque -là, ils bénéficiaient d’un programme d’insertion prévoyant une allocation de 35 euros par jour et par personne, et incluant l’enseignement de l’Italien, pour les adultes, et la scolarisation des enfants. Depuis 1998, date à laquelle une embarcation avec 200 Kurdes à son bord s’est échouée sur la côte, le village a échappé à la disparition et a même vu sa population doubler. La preuve qu’une véritable politique de l’hospitalité fondée sur des dispositifs d’accueil durable peut être mise en place à moindres frais et même participer à la renaissance de certains territoires.
Pourtant, l’étymologie nous renseigne sur l’ambivalence de la notion d’hospitalité. Le latin hostis renvoie aussi bien à l’ennemi qu’à l’hôte. Sans doute les intentions de celui qui arrive sont difficiles à déchiffrer ? Amicales ou hostiles ? À l’origine, l’hospitalité passe par de multiples artifices ritualisés permettant d’aménager un seuil ou un sas dans lequel l’étrange étranger est placé entre inclusion et exclusion, un espace-temps à la fois provisoire et incertain. Ici, la société d’accueil soumet l’autre à ses codes pour minimiser le risque qu’il représente.
L’évolution historique de la notion est également riche d’enseignements. La façon dont Athènes et Rome conçoivent l’hospitalité n’est pas si éloignée des débats qui agitent nos sociétés. D’un côté, la communauté politique athénienne, définie une fois pour toute, ne peut « intégrer » l’étranger en son sein sans risquer de se dissoudre. Il doit rester pour toujours un métèque. De l’autre, la citoyenneté romaine est plus plastique en absorbant les éléments extérieurs tout en gardant intact l’essentiel de ce qui fonde la communauté.
La pensée chrétienne de l’hospitalité va grandement participer à la dépolitisation du concept et le précipiter dans le seul champ de l’éthique. Les « gentils » (chrétiens) qui accueillent de manière inconditionnelle font face aux « méchants » (mécréants) qui gardent l’huis clos. Une impasse.
Au Moyen-Âge, il y a aussi des façons très intéressées de concevoir l’hospitalité, qui ne sont pas sans rappeler le discours sarkozyste sur l’immigration choisie (droit d’aubaine) ou les pratiques commerciales de certaines plate-formes monnayant « l’accueil » des touristes (« hostellerie »).
Le siècle des Lumières formalise le droit de tous à la mobilité et au séjour dans une vision très cosmopolite. Cela permettra à l’américain Thomas Paine de devenir citoyen français et député du Pas-de-Calais en 1792. On retrouvera cet héritage dans les grands textes du droit international : la déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 énonce ainsi que « toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État ».
N’oublions pas néanmoins que ce cosmopolitisme du XVIIIe légitimera les entreprises coloniales et impériales des civilisés contre les sauvages. Se pose aussi la question de la hiérarchisation des races : tous les étrangers ne le sont pas de la même façon. Comment expliquer autrement le fossé entre l’unanimisme politique et institutionnel (l’État enverra même des avions) dans l’accueil des 130 000 boat people vietnamiens, cambodgiens et laotiens en 1979 et l’indifférence voire l’hostilité actuelles face à ceux qui se noient dans la Méditerranée ? Il est vrai qu’à cette époque le chômage était inférieur à 5 % et la concurrence de tous contre tous instituée par la division du travail à l’échelle mondiale pas encore aussi aiguisée. On peut y voir aussi la validation d’une formule de l’historien de l’immigration Gérard Noiriel : « En période d’incertitude tout particulièrement, l’étranger est ressenti comme une menace par le groupe enraciné. »
Plusieurs philosophes contemporains, à l’instar de Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc [3] tentent de repolitiser la notion d’hospitalité. Il s’agirait de trouver les modalités d’un véritable accueil, s’opérant sur le long terme. En 2007, les habitants du village breton de Montfort-sur-Meu se mobilisaient en masse pour s’opposer à l’expulsion collective de 23 Maliens sans papiers habitant là depuis plusieurs années. Leur lutte a permis la régularisation de 20 d’entre eux, marquant les mémoires. Pourquoi se sont-ils dressés contre l’État ? Sans doute pour défendre les leurs.
Ces interrogations philosophico-historiques esquissées, reste une évidence, celle qui anime nombre d’activistes occupés à dissiper l’air puant du temps : l’hospitalité n’est pas affaire que de personnes ou d’idées, mais également de systèmes politiques. Le véritable ennemi, c’est d’abord celui qui érige les murs, tricote les fils barbelés et arme les frontières afin que que rien ne vienne menacer la perpétuation d’un système capitaliste où l’inégalité règne en maître – à l’intérieur comme vers l’extérieur.