Le basculement d’un monde
« Le 14 janvier [jour où Ben Ali a quitté le pays], avec une amie, on est parties dans l’après-midi rejoindre la manifestation devant le ministère de la Terreur1, raconte Ounss, une jeune Tunisienne. On était inquiètes, mais joyeuses, avec la musique à fond dans la voiture. On a traversé la banlieue Est : la vie de tous les jours y suivait, apparemment, son cours. » Quelques heures plus tard, les flics chargent la foule sur l’avenue Bourguiba. Panique. Ounss et son amie se réfugient, accompagnées d’un jeune garçon, dans un parking souterrain. Depuis leur cachette, ils entendent les tirs et les coups. Au bout de plusieurs heures, le père du jeune homme vient les chercher et les emmène chez lui pour y passer la nuit. Alors que la famille semble très religieuse, la mère, qui porte le hidjeb, lâche dans la conversation : « Il ne faut surtout pas que les islamistes arrivent au pouvoir. » « C’est un sentiment extrêmement répandu ici », confirme Ounss.
Au matin du 15 janvier, les deux amies décident de regagner leur quartier, en traversant le quartier du Kram. En une nuit, le monde a basculé. Partout des voitures brûlées, parfois entassées les unes sur les autres. Les postes de police, les banques et le siège du RCD fument encore. Certains sont allés sur le port de la Goulette s’emparer des Porsche dans un garage flambant neuf, appartenant à Sahker el Materi, gendre de Ben Ali, et se livrent à de joyeux rodéos dans les rues du quartier. Des jeunes s’échangent les voitures de luxe pour un ou deux dinars, avant d’en démonter quelques pièces et d’y mettre le feu, sous l’œil ahuri de la police de la route. Les comités de vigilance du quartier ont dressé des barrages et, sous les éclats de rire de la foule, se régalent à arrêter les rares camions de flics pour les contrôler et les fouiller, non sans exiger que les fonctionnaires les saluent respectueusement.
Sur les points de contrôle établis par les comités de quartiers, l’habituel gibier des forces de sécurité se transforme en chasseur. Eya, une jeune femme de Radès, raconte : « J’étais sur un barrage. Un gros Toyota est arrivé avec cinq types dedans. On les a arrêtés. Le chauffeur a dit qu’ils travaillaient au port. On les a laissé passer tout en se disant qu’ils ne semblaient pas clairs. Ils sont revenus quelques instants plus tard. On leur a demandé de sortir de la voiture. On n’avait que des couteaux et des barres de bois et de fer. Un des types a sorti une arme et s’est mis à tirer. La panique a été générale, mais les soldats sont arrivés rapidement. Deux des types ont été abattus immédiatement. Un autre a été retrouvé au matin par des habitants, caché dans un jardin… »
Pendant quelques jours, snipers, membres de la garde présidentielle de Ben Ali et miliciens armés du RCD vont se répandre dans la ville et ses faubourgs, semant le chaos et la mort. Selon Ounss, un grand nombre d’entre eux venaient du palais du dictateur, à Carthage. Leur but : créer la panique et des diversions afin d’aller libérer Ali Seriati, leur chef arrêté et emprisonné. Tirs au hasard dans les rues, depuis les toits et des voitures lancées à grande vitesse. Sept personnes sont tuées au Kram par des rafales de fusils-mitrailleurs lâchées en passant. Dans le quartier d’El Khadra, Eya montre les impacts sur les bâtiments et explique que des balles ont traversé les murs et tué des gens chez eux…
1 Petit nom du ministère de l’Intérieur.
Cet article a été publié dans
CQFD n°87 (mars 2011)
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Paru dans CQFD n°87 (mars 2011)
Dans la rubrique Le dossier
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Mis en ligne le 12.05.2011
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