La crise

La crise ! Presque quarante ans aujourd’hui que l’expression hante les sociétés, pèse comme une sourde menace, agite le spectre d’une décomposition imminente du présent et semble soumettre le monde à des flux incontrôlables et incontrôlés. S’il est convenu de nommer les années comprises entre 1945 et 19731 les « Trente Glorieuses », époque dont l’évocation provoque quelques émotions au souvenir des mythiques services publics ou du bien-être consumériste, c’est par une succession de crises et de krachs que s’achèvent ces prétendus temps bénis. Ces « phénomènes », a priori exceptionnels, vont se « pérenniser », passant du choc initial aux répercussions sur plusieurs années, en attendant le surgissement d’un nouvel effondrement.

En 1973, les membres de l’Organisation des pays arabes producteurs de pétrole se réunissent à Koweït alors que l’État d’Israël est engagé dans un conflit militaire avec l’Égypte et la Syrie. Décision est prise alors de réduire de 5 % par mois la production de pétrole « jusqu’à ce que les forces israéliennes soient complètement évacuées de tous les territoires arabes occupés lors de la guerre de 1967 ». En quelques mois, la pénurie s’installe, et le prix de l’essence est quadruplé. Cette première crise va marquer la fin d’une époque. Cette soudaine transformation des comportements occidentaux à peine amortie, la prise du pouvoir par les ayatollahs iraniens ainsi que la guerre Iran-Irak provoquent, à partir de 1978, une chute de la production : les prix sont multipliés par 2,7.

Alors que se renforce en Occident un sentiment de précarité énergétique – entraînant les États vers le développement de l’énergie nucléaire –, l’inflation s’est généralisée. À partir de mars 1977, en douze mois, le dollar va perdre plus de 12 % de sa valeur. L’effet domino se répercute en Europe où, dès le début des années 1980, plusieurs gouvernements mettent en œuvre des politiques d’austérité. Le 10 octobre 1987, le Down Jones perd sur la place de New York plus de 20 %. Ce jour restera dans les mémoires sous le nom de « Lundi noir », allusion panique au « Jeudi noir » de 1929 qui marqua le début de la Grande Dépression. C’est à cette même époque que la spéculation explose dans l’immobilier provoquant en 1990 un krach qui va laisser sur le trottoir des cohortes de petits propriétaires incapables de suivre la hausse des emprunts bancaires. En 1994, le Mexique connaît une brusque dévaluation de sa monnaie, résultat de l’Accord de libre-échange nord-américain (l’Alena) imposant les règles du libre marché. Des millions de personnes voient leur niveau de vie réduit à peau de chagrin. L’onde de choc va se répandre au Brésil et dans les pays du sud de l’Amérique latine. Trois ans plus tard, en 1997, l’effondrement de la monnaie thaïlandaise impacte violemment le Sud-Est asiatique et, par voie de conséquence, des pays dits émergents comme l’Argentine, la Russie et le Brésil. En 2000, c’est au tour des activités liées à Internet de voir leurs ambitions s’effondrer provoquant des milliers de licenciements et la mise au tapis de dizaines de millions de petits investisseurs. Dans le même temps débute un nouveau krach boursier qui va être désigné comme « rampant ». Il va se développer jusqu’en 2003 lorsque la première guerre en Irak réussit à calmer les milieux financiers, qui vont alors mitonner tranquillement la crise des subprimes et l’explosion de la dette, laissant aux politiques le soin de mettre en place divers plans d’austérité au nom du « réalisme économique ».

De fait, les divers qualificatifs attachés aux crises (bancaires, financières, immobilières, etc.) fusionnent en un seul mot. La crise aura imposé aux sans-noms et aux classes moyennes, qui rêvaient d’accéder à la richesse de leur maître, une discipline sociale à laquelle il vaut mieux se soumettre au risque de perdre son boulot, son logement et souvent la vie. Un mode de gestion des masses humaines qui, malgré les crises, aura vu le nombre de milliardaires en dollars passer de 140 à 1 226 en l’espace de vingt-cinq ans…


1 Coïncidence ! C’est à cette date que les thèses ultralibérales conquièrent les milieux dirigeants de la planète.

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1 commentaire
  • 8 mai 2012, 18:46

    Pour rebondir sur la fin de ton article cette heureuse coïncidence a un nom : Milton Friedman, pape de la non-moins célèbre école de Chicago (les peuple chiliens, argentins et brésiliens s’en souviennent encore !).

    Les crises que tu as cité portent le sceau d’un système créé par Friedman et utilisé à l’envi par des humanistes de la trempe de Reagan et Thatcher (tu sais There Is No Alternative, Tina quoi !). Ce système stipule que le marché doit être libéré de toute contrainte (Etat, réglementation, système de redistribution sociale) pour pouvoir donner sa plénitude et assurer la prospérité des peuples (sic). Débarrassé de ces pseudo-obstacles on a vu ce que ça a donné : sur-accumulation de richesses d’un côté, paupérisation massive de l’autre en pratiquant la baisse d’impôt des plus riches et en dépeçant les systèmes sociaux pour les autres.

    Voilà en gros ce que nous vivons depuis un quarantaine d’années, le tout saupoudré de pseudo-crises (la stratégie du choc) qui ne font que nous envoyer par le fond (mais d’après Friedman c’est l’ordre naturel des choses). Pour ceux que ça intéresse, je recommande un super bouquin (un joli pavé de 800 pages) nommé "La Stratégie du choc : La montée d’un capitalisme du désastre" de l’excellente Naomi Klein

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Paru dans CQFD n°98 (mars 2012)
Dans la rubrique Les vieux dossiers

Par Gilles Lucas
Mis en ligne le 03.05.2012