Ils sont partout, vautrés par terre, ou tendant la main dans un couloir de métro, traînant une poussette remplie de ferraille, agglutinés par centaines sur les trottoirs à essayer de s’entrevendre des chiftirs arrachés aux poubelles, ou alors formant des queues interminables, le soir, devant des camions de bouffe…
Il y a les bons pauvres et les mauvais pauvres. Les bons pauvres participent à des « ateliers de redynamisation », à des « bilans de compétences », à des séances de « relooking » ou de « job dating » pendant lesquelles ils s’efforcent de « séduire » un entrepreneur. Ou bien ils bossent, à la journée, pour de sympathiques Entreprises de travail temporaire d’insertion (Etti) archisubventionnées. C’est fou, tout le pognon distribué à de joyeux philanthropes pour occuper les bons pauvres, ou leur faire croire qu’on va leur trouver un taf. Ce n’est pas croyable le nombre d’emplois générés par ces empotés pas foutus d’en trouver un !
Pour ma part, je bossais, jusqu’en février dernier, avec de mauvais pauvres, des toxicomanes, à l’association des Cités du Secours catholique, à Paris. Entre leurs traitements hépatiques ou HIV, les calmants, les neuroleptiques dont les abreuvent si généreusement certains praticiens, leur traitement de substitution, plus ce qu’ils s’envoient pour le plaisir, nos usagers ne sont pas tous ultramobilisés. Certains sont même très moyens sur le plan de l’« employabilité », encore assez loin d’un retour triomphal sur le marché du boulot.
Et puis, il y a les très mauvais pauvres, comme celui qui a débarqué lors de la distribution bi-hebdomadaire des traitements de substitution.
Il faut dire que c’est de notre faute, on avait mal fermé la porte. Déchard, bien sûr, le gars, mais propre sur lui, une certaine classe même, avec sa grande taille, sa canadienne en cuir, ses lunettes et son gros sac en bandoulière. Un petit côté membre des Brigades internationales pendant la Retirada : du maintien et de la tenue dans l’adversité. Il s’exprimait parfaitement en français, malgré un fort accent polonais, et désirait rencontrer quelqu’un pour expliquer ses problèmes. La belle affaire ! On en a tous, des problèmes ! En plus, il ne respectait absolument pas la procédure. Nous, on ne reçoit que des pauvres dont la candidature nous est adressée par d’autres travailleurs sociaux, on s’échange les usagers comme des Pokemon.
Séropo, ayant de surcroît contracté la tuberculose, il était content, il venait d’obtenir une nuit au 115, ça faisait une semaine qu’on l’envoyait bouler – « plus de place » –, et qu’il dormait dehors. On lui a expliqué qu’on était complet, qu’il devait faire acte de candidature auprès d’un service Appartement de coordination thérapeutique (ACT) par le biais de l’assistante sociale qui bosse dans l’asso où il est domicilié. Ça l’a fait marrer. Là-bas, ils sont des hordes à faire la queue chaque jour dans l’espoir de décrocher un entretien avec elle. De toute façon, toutes les assos qui proposent des ACT sont archiblindées...
Il ne comprend pas trop bien le système, notre gentil tubard polonais. Il en a marre de poireauter devant les bureaux des travailleurs sociaux pour obtenir un joli rapport social qui ne lui ouvre aucune porte. C’est pour ça qu’il a décidé de se déplacer en personne. « On peut pas savoir si on essaye pas », qu’il nous a dit. Et a ajouté, toujours sur le même ton, avec son petit sourire et son regard ironique derrière ses bésicles d’intello, que ce n’était pas évident de faire des projets quand on est dehors, malade, qu’on vit au jour le jour.
Alors, avec les collègues, on lui a avoué qu’on était bien conscients de l’absurdité de la situation, mais qu’on ne pouvait rien faire de plus pour lui. On lui a remis le Guide solidarité Paris 2011, ça l’a fait rire une nouvelle fois, il l’a déjà, on le lui refourgue partout où il se présente. C’est toujours avec un bon sourire qu’il nous a quittés, nous remerciant de lui avoir accordé dix minutes. Pas farauds, mais soulagés tout de même qu’on était, après son départ. Quant à ceux de nos usagers qui ont assisté à la scène, ils ont arrêté de mater leurs pompes, mais n’ont fait aucun commentaire... Ils ont intérêt, s’ils veulent garder leur piaule jusqu’au 31 mars. C’est le délai que nous avons finalement obtenu – la trêve hivernale ne s’appliquant pas obligatoirement aux personnes hébergées – pour les recaser dans une autre usine à pauvres, depuis l’annonce, fin novembre, de la fermeture du service en 2012…
P.S. : Finalement, avec les collègues, on a tellement speedé pour réorienter le cheptel de façon décente que onze piaules d’hôtel payées par l’Agence régionale de santé jusqu’au 1er avril sont restées vides pendant la période de grand froid de février. Notre direction n’a pas jugé utile de les mettre à disposition de qui que ce soit.