La justice ou la mort

J‘aurais pu vous parler de trois (ex)collègues qui viennent de passer l’arme à gauche durant le mois écoulé, pour cause de cancer ou d’amiante, et dont deux n’avaient même pas atteint l’âge de la retraite. Mais vous diriez que je fais dans la sinistrose, que je plombe l’ambiance, alors laissons le pessimisme pour des jours meilleurs et regardons un de ces (trop) rares moments positifs que nous pouvons vivre à l’usine. Jadis (CQFD n°80) je vous avais fait un topo sur des affaires que mon syndicat avait portées devant le tribunal des prud’hommes. Cinq au total. On sait qu’avoir recours à la justice intervient toujours lorsque la combativité n’est pas au summum, d’autant que la justice, ça dure des années. N’empêche que le dossier le plus ancien vient enfin d’aboutir.

L’histoire concerne un Plan de « sauvegarde » de l’emploi (PSE) qui a donné lieu à des départs en préretraite ou à des mutations dans plusieurs usines de la région. Certains ont atterri chez Pétroplus ou M-Real, actuellement en cours de liquidation, ou dans ma boîte. Sur les dix gars arrivés ici, sept, âgés de 50 ans à l’époque mais nés avant mars 1956, étaient éligibles au départ en préretraite à 52 ans, comme le PSE le stipulait. Ils ont donc signé une clause à l’embauche afin de profiter, lorsque l’âge viendrait, de ces mesures avantageuses du plan de restructuration. Lorsqu’ils ont atteint l’âge requis, ils ont fait valoir leurs droits. Sauf que la direction n’a pas voulu en entendre parler. Pis, l’un d’eux a même été licencié pour inaptitude (CQFD n°64), comme ça c’est le Pôle emploi qui le paie jusqu’à la retraite. Une autre affaire qui traîne toujours aux prud’hommes.

Ne pouvant donc partir en 2008, les autres se sont tournés vers la justice qui, en janvier 2009, leur a donné raison en les déclarant « éligibles au bénéfice de ce protocole ». Bien sûr, la direction a fait appel, histoire de faire durer le plaisir. Le second procès ne s’est tenu qu’un an et demi après, en mai 2010, et a donné une nouvelle fois raison aux copains. Rien n’y fit, car nous avons le triste privilège d’être dirigés par de très mauvais perdants. Pour ne rien arranger, la cour d’appel a omis de prévoir une quelconque astreinte financière au cas où la direction obligerait les collègues à continuer de bosser. Comme si ça ne suffisait pas, la direction a demandé l’arbitrage d’un juge d’exécution des peines pour avoir une « meilleure compréhension du jugement » (sic), ce qui a eu pour effet de repousser encore l’échéance à juillet 2011, date à laquelle le juge, plutôt tendance Medef, s’est déclaré incompétent et a renvoyé l’affaire devant un juge de proximité. Ce dernier, plutôt en colère vis-à-vis de la direction de la boîte et de son confrère, trop timoré à son goût, a réaffirmé le 5 avril dernier que les salariés devaient partir. Prononçant par là même une demande de dédommagement de quelques milliers d’euros pour les plaignants et une astreinte de mille euros par jour et par salarié à partir du 15 mai, aux frais de la boîte.

Cette fois, la direction ne peut plus se soustraire à ses obligations et, à l’heure où vous lirez ces lignes, les copains auront quitté le boulot dans d’assez bonnes conditions. Bon, on ne va pas dire que c’est une grande victoire des travailleurs, d’autant que les copains ont dû attendre près de quatre années et qu’il y a eu de longs moments de découragement. N’empêche qu’ils partent quand même à 56 ans. Un fait plutôt rare qui a réjoui tout le monde dans l’usine. Les voir décarrer avant l’âge légal actuel, c’est comme un sacré pied de nez aux dirigeants de Total ainsi qu’à François Fillon et consorts.

Tout le monde est content ? Pas tout à fait : la direction n’avait ni envisagé ni prévu leurs départs. Elle savait qu’elle perdrait un jour, mais semblait se satisfaire du temps gagné, sans envisager le futur. Le remplacement de certains de ces jeunes retraités va se faire à l’arrache, sans que soient organisés formation et passage de connaissances à ceux ou celles qui seront embauchés ou mutés à leurs places.

Comme d’hab’.

par Efix
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Paru dans CQFD n°100 (mai 2012)
Dans la rubrique Je vous écris de l’usine

Par Jean-Pierre Levaray
Illustré par Efix

Mis en ligne le 27.06.2012