Médias et Gilets jaunes

La grande peur des Versaillais

Si la flambée jaune fut au départ couvée d’un œil attendri par une éditocratie arc-boutée sur le « trop d’impôt tue l’impôt », la soif démocratique des Gilets jaunes mit rapidement fin à l’idylle. Un retournement de veste journalistique aussi brutal que révélateur du mépris social.
Photo Martin Barzilai

Qu’il semble loin le temps où Éric Brunet, journaliste BFM, rémunéré 6 000 € par mois, arborait la tunique d’or fluorescente. Dès le 2 décembre, il twittait, désemparé : « Je ne comprends plus rien aux #GiletsJaunes. Cette profonde grogne anti-taxes est devenue au fil des jours un mouvement pour l’augmentation du Smic et des minimas sociaux...  »

« Les hordes qui ont tout détruit sur leur passage, à Paris ou ailleurs, rêvant de marcher sur l’Élysée pour le mettre à sac et pour placer la tête du président sur une pique, rappelaient les Khmers rouges entrant dans Phnom Penh pour la nettoyer et la vider  », écrivait dans Le Point du 10 janvier Pascal Bruckner, grognard du prêt-à-penser néo-conservateur. Dans le même hebdomadaire, où officient une bonne palanquée de vieux muscadins, Franz-Olivier Giesbert avait lui su trier entre le bon grain et la chienlit des « foules haineuses  » : d’un côté de la bonne « classe moyenne inférieure  » victime des taxes ; de l’autre, « les récupérateurs, les extrémistes, les cégéto-lepénistes, tout cet univers qu’on appelle souvent la “populace”  ».

La grande peur qui a saisi les classes dirigeantes n’a pas été surjouée, assurait Irène Inchauspé, journaliste de l’ultra-libéral L’Opinion, sur Canal+ le 13 décembre : « Tous les grands groupes vont distribuer des primes parce qu’ils ont vraiment eu peur à un moment d’avoir leurs têtes sur des piques. Quand il y a eu le samedi terrible avec toutes les dégradations, ils avaient appelé le patron du Medef en lui disant “Tu lâches tout !” parce que les grands patrons se sentaient menacés physiquement.  »

S’efforçant de diagnostiquer la défiance des manifestants envers les élites et les médias, une meute d’experts interchangeables s’est aussi évertuée à rappeler la plèbe à la raison républicaine : « Il faut expliquer aux Gilets jaunes que nous ne sommes plus en 1789 puisque nous avons des institutions démocratiques et que nous sommes un pays libre. […] Bref les journalistes doivent se rappeler qu’ils ne sont pas de simples observateurs mais qu’ils font partie des élites dont le rôle est aussi de préserver le pays du chaos. 1 »

Gare aux intrus

Et lorsqu’au milieu de ce spectacle une voix discordante s’exprime, on lui rappelle qu’elle n’est que tolérée dans le dispositif. Ainsi, le 5 décembre sur BFM, Ruth Elkrief ponctue l’intervention en faveur du mouvement des Gilets jaunes d’un Xavier Mathieu échauffé par « On voit bien que vous êtes comédien aujourd’hui  ». En retour, l’ex-leader CGT des Contis renvoie son « mépris de classe  » à la figure de la journaliste rémunérée 10 000 € par mois (selon Le Point). Imagine-t-on Mme Elkrief rétorquer à ses invités « On voit bien que vous êtes politiciens !  », lorsqu’ils lui déroulent leur habituelle langue de bois ?

Autre intrus dans ce dispositif, le philosophe Vincent Cespedes, invité sur le plateau de CNews, a eut à peine le temps de déclarer « Je comprends la violence des Gilets jaunes, ils sont exaspérés par leur situation sociale...  » que la journaliste Sonia Mabrouk l’interrompt : « Je ne peux pas vous laisser dire...  » Malaise en plateau. Pourtant le philosophe se défendait d’applaudir, il disait juste pouvoir comprendre. Une capacité au-delà des normes d’intelligibilité des journalistes de chaînes d’info, semble-t-il.

La face aveugle de la violence

Cependant une autre violence est restée longtemps dans l’angle mort dans les grands médias. C’est celle qu’Amnesty International dénonçait pourtant dès le 17 décembre dans un rapport sur « le recours excessif à la force par des policiers  », à partir de témoignages de nombreuses victimes et secouristes, mais aussi de journalistes. C’est dire si la profession est traversée par un gouffre : tandis que des journalistes de terrain et des dizaines de photographes alertaient sur les violences policières (qu’ils ont parfois subies eux-mêmes), les éditocrates n’avaient d’obsession que pour les casseurs et la bravoure des forces de l’ordre. Pendant ce temps-là, durant les manifestations, certains reporters ont pu prendre de malencontreux coups, qui leur étaient moins destinés qu’aux sempiternels sermonneurs médiatiques.

Le 14 janvier dernier, le site Arrêts sur image titrait encore « Au JT, les violences policières n’existent pas » : « Depuis le 17 novembre, et la première manifestation des Gilets jaunes, les JT de 20 heures de TF1 et France 2 n’ont pas été prolixes sur la question, alors que Libération a recensé plus de 90 blessés graves par les forces de l’ordre. […] Seule l’émission Envoyé Spécial a consacré un numéro aux violences policières le 13 décembre, se fondant notamment sur le travail du journaliste indépendant David Dufresne, qui recense sur Twitter, depuis plusieurs semaines, les blessures des manifestants...  »

C’est le « lynchage  » dont seraient victimes les institutions, les élus et ministres LREM, les journalistes traités de « collabos  » qui constitue, selon les éditocrates2, la seule menace pour la démocratie. Combien d’éborgnés dans leurs rangs à ce jour ?

« Ça ira » ou « Ça suffit »

Le 7 janvier, dans « le confort de l’entre-soi 3 » de l’émission de Guillaume Durand sur Radio Classique, Luc Ferry, ancien ministre de l’Éducation et ex-professeur de philosophie fictif à l’université Paris-Diderot, s’est mis à exhorter les policiers à tirer sur les émeutiers :

« Qu’ils se servent de leurs armes une bonne fois, écoutez, ça suffit ! Voilà, y a un moment où ces espèces de nervis, ces espèces de salopards d’extrême droite ou d’extrême gauche ou des quartiers qui viennent taper du policier, ça suffit ! […] On a, je crois, la quatrième armée du monde, elle est capable de mettre fin à ces saloperies, faut dire les choses comme elles sont.  »

Une sortie digne de ce plumitif Versaillais — dont l’histoire n’a pas retenu le nom — appelant au massacre des Communards dans les pages du Figaro en 18714 : « Il reste à M. Thiers une tâche importante : celle de purger Paris. Jamais occasion pareille ne se présentera. […] Allons, honnêtes gens, un coup de main pour en finir avec la vermine démocratique et sociale, nous devons traquer comme des bêtes fauves ceux qui se cachent.  »

Mathieu Léonard

Ils connaissent pas Raoul !

Le Nouveau Magazine littéraire de janvier a interrogé Raoul Vaneigem sur les Gilets jaunes, qui, selon la revue, se seraient « levés pour préserver leur place dans cette civilisation du consumérisme, et de la voiture reine  ». En réponse, le philosophe a explosé cette façon de voir façon puzzle : « Cessez de rabaisser les revendications au niveau du panier de la ménagère ! Vous voyez bien qu’elles sont globales, ces revendications. Elles viennent de partout, des retraités, des lycéens, des agriculteurs, des conducteurs dont la voiture sert plus à aller au boulot qu’à partir se dorer sur un yacht, de toutes ces femmes et de tous ces hommes, de ces anonymes qui s’aperçoivent qu’ils existent, qu’ils veulent vivre et qui en ont assez d’être méprisés par une République du chiffre d’affaires.  »

Et d’enchaîner vertement : « Nous sommes entrés dans une période critique où la moindre contestation particulière s’articule sur un ensemble de revendications globales. Le plant de tomates est plus important que les bottes militaires et étatistes qui viennent l’écraser — comme à Notre-Dame-des-Landes. Les dirigeants politiques et ceux qui se poussent au portillon pour les remplacer pensent le contraire, comme ils pensent que taxer le carburant de ceux à qui l’on a rendu indispensable l’usage de la voiture et de l’essence dispense de toucher aux bénéfices pharamineux de Total et consorts. Les zones à défendre (Zad) ne se bornent pas à combattre les nuisances que les multinationales implantent au mépris des habitants de la Terre ; elles sont le lieu où l’expérience de nouvelles formes de sociétés fait ses premiers pas. “Tout est possible !”, tel est aussi le message des Gilets jaunes. Tout est possible, même les assemblées d’autogestion au milieu des carrefours, dans les villages, dans les quartiers.  »


1 « Derrière les “Gilets jaunes”, une régression économique et politique », par le politologue Gérard Grunberg et l’économiste Élie Cohen, sur le site France TV Infos (8/12/2018).

2 « Crise sociale : halte au lynchage », éditorial du Monde (10/01/2019).

4 « La responsabilité de la presse dans la répression de la Commune de Paris », Acrimed (05/06/2018).

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