Il est incontournable sur BFM-TV comme sur les chaînes publiques : Éric Drouet est la « figure emblématique », voire le « leader » consacré des Gilets jaunes, présenté comme un simple chauffeur routier de Melun. Le 27 novembre dernier, il était même reçu par François de Rugy, ministre de la Transition écologique. Après avoir été interpellé et placé sous contrôle judiciaire suite à l’acte VI des Gilets jaunes le 22 décembre, Éric Drouet se met médiatiquement en scène le 2 janvier durant une arrestation pour « manifestation illégale ». L’objectif de ce « coup de com’ » selon ses dires ? « Entrer dans une guerre des médias » tout en dénonçant une « interpellation politique ». Jean-Luc Mélenchon himself lui tressait la veille du Nouvel An des lauriers révolutionnaires en déclarant regarder Éric Drouet « avec fascination ». Tout en avouant éhontément qu’il « ne le connaî[t] pas »....
Il suffit pourtant de taper son nom dans un moteur de recherche pour s’apercevoir que Drouet étale publiquement sur Facebook ses obsessions anti-migrants, ses délires complotistes et sa haine de « la racaille ». Mais qu’importe. Le pedigree du bonhomme n’entrave en rien la publicité qui lui est faite en continu.
Autre star en dossard des plateaux télé, le très prolixe Benjamin Cauchy ne représente pourtant que lui-même. Quelques jours à peine après le début de la contestation fluo, il était totalement désavoué par les Gilets jaunes de la région toulousaine pour ses accointances avec Debout La France et l’Ucodel, un groupuscule d’ultra-droite. Mais BFM n’en a cure : il reste son chouchou numéro un — plus d’une centaine d’interventions — en tant que figure « modérée » du mouvement [1].
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Animateur de la plus suivie des pages Facebook des Gilets jaunes, le charismatique Maxime Nicolle, alias Fly Rider, est pour sa part devenu un habitué des plateaux de Cyril Hanouna sur C8 et de Pascal Praud sur CNews. Dès le 11 novembre, durant une réunion de préparation pour la manifestation du 17 novembre, il poste sur sa page une vidéo où il réactive la chimère lepéniste des retraités français moins bien traités que les « migrants illégaux ». Et le soir de la fusillade de Strasbourg, le loustic se précipite pour un Facebook Live dégoulinant d’insinuations complotistes.
Autre bon client des médias, Christophe Chalençon, porte-parole auto-désigné du Vaucluse, a fait son coming-out putschiste dans la matinale d’Europe 1, le 3 décembre en réclamant un « homme à poigne » à la tête du pays, « un véritable commandant, comme le général De Villiers ». Il avait commis une série de posts islamophobes par le passé. En compagnie de Chauzy, il est reçu par Édouard Philippe le vendredi 7 décembre, mandaté là encore par... personne.
Dans la liste des représentants auto-proclamés des Gilets jaunes, citons encore Christophe Lechevallier, agriculteur du Limousin, ex-candidat de l’émission de télé-réalité « L’Amour est dans le pré » et rallié au FN en 2017 ; ou Thomas Miralles, candidat FN aux municipales à Canet-en-Roussillon en 2014.
Nazillons en goguette
Il faut dire que les groupuscules fachos, forts de leur activisme dans l’inframonde internet, se sont souvent glissés dans la masse des Gilets jaunes pour tenter de les noyauter. Manœuvre facilitée par le fait que le peuple des ronds-points n’était pas toujours exempt de préjugés racistes. Frédéric Jamet, figure des milieux ultra-nationalistes ou encore Yvan Benedetti, un temps à la tête de l’Œuvre française (groupe néo-fasciste dissous en 2013 après la mort de Clément Méric), ont pu parader en dossard fluorescent sur les Champs-Élysées [2]. De même, traditionalistes, royalistes de l’Action française ou vétérans du Gud reconvertis dans la mouvance hooligan, se sont régulièrement invités dans les défilés parisiens. Il y eut aussi le cas d’Hervé Ryssen, essayiste antisémite et négationniste qui fit la couverture de Paris Match, le 6 décembre, photographié un drapeau français sur l’épaule lors d’une manifestation parisienne. L’hebdomadaire plaidera l’ignorance...
En dehors de la capitale, les identitaires de tout poil étaient également de sortie à l’image des militants du Bastion social à Chambéry. Ou de ceux de l’Alvarium, le bar identitaire d’Angers, qui ont pris la tête du cortège le 15 décembre avec une banderole « Arrêtez les islamistes, pas les Gilets jaunes ». Une semaine auparavant, c’était Lyon qui avait vu des Gilets jaunes marcher en première ligne avec une bannière contre le Pacte de Marrakech [3].
Pour compléter ce sinistre tableau de famille, les antisémites d’Égalité et Réconciliation se sont penchés dès fin novembre sur « cette révolte populaire contre l’argent-dette », dette qui aurait été mise en place par les juifs à l’instar de « Goldman Sachs et du gang Attali », selon le gourou Alain Soral... Depuis, ce dernier n’apparaît plus publiquement sans son gilet.
Dans la foulée, Dieudonné et son fan-club ont aussi endossé la chasuble fluo. Répondant à l’appel d’Éric Drouet à se réunir à Montmartre le 22 décembre pour l’acte VI de la mobilisation, une vingtaine de groupies du comique-troupier antisémite s’illustreront au pied du Sacré-Cœur en entonnant le « chant de la quenelle » [4].
Le piège (à rats) du RIC
Depuis le début du mois de décembre, la revendication du référendum d’initiative citoyenne (RIC) est venue se substituer aux revendications sociales du mouvement. Sous son apparente exigence de démocratie, l’irruption est loin d’être anodine. Cet outil référendaire a notamment été théorisé par Étienne Chouard au lendemain du vote sur le Traité constitutionnel européen de 2005, dont il avait décortiqué méticuleusement tous les aspects néo-libéraux et antidémocratiques. Mais dès 2008, ce professeur d’éco-gestion, un peu perdu politiquement, avait multiplié les accointances avec les sphères confusionnistes, une certaine complaisance avec Alain Soral, ou encore avec François Asselineau, dont il a soutenu la candidature à l’élection présidentielle.
Le 6 décembre dernier, Maxime Nicolle annonçait vouloir rencontrer Étienne Chouard pour « en savoir davantage sur ce référendum d’initiative citoyenne ». Deux jours après, une conférence commune de deux heures sur le RIC était organisée. Lors d’une conférence de presse, le 13 décembre à Versailles devant la salle du Jeu de paume, Maxime Nicolle et Priscillia Ludosky, une autre figure des Gilets jaunes, déclaraient : « Nous faisons le serment de ne pas nous séparer avant d’avoir obtenu la présentation devant le peuple français par RIC du recul des privilèges d’État et de la baisse des prélèvements obligatoires. »
Par son pouvoir de séduction, la campagne en faveur du RIC a offert un regain de popularité à Étienne Chouard [5], tout en mettant sous le tapis les velléités de justice sociale des Gilets jaunes. Et il permet d’offrir à Macron une porte de sortie qui ne menacerait en rien les intérêts de l’élite politique et économique.
Réduire à ce bricolage institutionnel un mouvement qui a su instaurer un vrai rapport de force avec le pouvoir risque de l’atomiser. Ce serait une aubaine pour les groupes de pression réactionnaires qui instrumentaliseraient la voie référendaire afin de faire régresser les droits politiques et sociaux. Ainsi, Éric Zemmour s’est prononcé pour le “référendum populaire” — qu’il invite à ne pas confondre avec le référendum révocatoire qui est « un truc de révolutionnaire de l’extrême gauche » – parce que le RIC pourrait « démarier les homosexuels [6] ». Et Dupont-Aignan milite, lui, pour un référendum contre l’immigration...
Dernier acte en date des tentatives éhontées de récupération de la contestation par l’extrême droite : fin décembre, la marque « Les Gilets Jaunes » était déposée par Florian Philippot, dissident du FN, en vue des élections européennes de mai 2019… Sans vergogne.
Ce texte est une version mise à jour le 6 janvier d’un article issu de notre dossier « Les pages jaunes de la révolte ». Ces 15 pages consacrées aux Gilets jaunes se trouvent dans le n°172 de CQFD, paru en janvier 2019 (et dont il nous reste quelques exemplaires à la rédaction).
En voir le sommaire.
Quelques articles publiés en ligne :
- Et soudain, la Macronie trembla – De quel peuple est ce gilet ? > Depuis plus d’un mois les qualificatifs se bousculent pour tenter de comprendre la vague jaune qui a foutu un sacré coup dans les gencives de la start-up nation : inédit, hétéroclite, factieux, nouveaux sans-culottes, jacquerie en réseaux, mouvement sans tête, populisme... Une certitude : cette révolte a chamboulé beaucoup de repères.
- Violences policières – David Dufresne : « Cette répression laissera des traces » > Parcourir « Allô Place Beauvau », le fil Twitter que le journaliste David Dufresne a lancé le 4 décembre dernier pour recenser les violences policières, procure vite une sensation d’écœurement. D’autant que la liste ne cesse de s’allonger. De Biarritz aux Côtes-d’Armor, des plus grandes avenues de la capitale aux ronds-points des bleds les plus paumés, c’est toujours la même histoire : des policiers abusant de leur pouvoir, injuriant, frappant, lynchant, blessant, mutilant... Interview.
- Justice d’abattage – Au tribunal de Valence, apaisement rime avec châtiment > Mercredi 26 décembre 2018. Dylan, Maria, Stéphane et Tom sont jugés pour « violences en réunion sur personnes dépositaires de l’autorité publique ». Répression reste à la loi.
- Répression structurelle – Communiqué de Stéphane Trouille, condamné à Valence après une manifestation des Gilets jaunes > Le procureur l’a accusé d’avoir voulu « bouffer du flic », le tribunal l’a condamné à 18 mois de prison dont six avec sursis. Stéphane Trouille, vidéaste militant, va faire appel de cette condamnation qu’il juge injuste et « démesurée ». Il donne ici sa version des faits.
- Saint-Nazaire – « Pas possible de rentrer chez soi après ça » > À Saint-Nazaire (Loire-Atlantique), l’assemblée générale des Gilets jaunes a su d’emblée se préserver de possibles manipulations d’extrême droite en se déclarant constituée « sur des bases clairement antiracistes ». Retour sur une expérience de démocratie directe à la pointe de la révolte jaune fluo.
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