Gilets jaunes

Péage-sud, Perpignan : le réveil des sans-dents

Ils ont frappé Mike. Notre vaillant guerrier en fauteuil électrique et incapable de parler a reçu des coups de matraque sur les mains et le crâne. Samedi 15 décembre, quand les bleus ont arrosé de lacrymos le rond-point du péage-sud, l’handicapé motorisé n’a pas pu déguerpir à temps. «  D’habitude, on prend soin de l’extirper avec nous, mais là, ça a été si soudain et si brutal, explique une Gilet jaune, que chacun a fui comme il a pu.  » Fusée éclairante, pluie de grenades, assauts musclés. Un vieux raconte qu’il suffoquait à quatre pattes quand un camarade « gilet » lui a prêté son masque à gaz  : « Respire un bon coup, prends ton temps. » Franck1 était en train de battre en retraite quand des flics ont surgi derrière lui : « J’avais les mains levées. Le gendarme a armé son pistolet à lacrymos vers le bas  : la grenade a ricoché contre une voiture avant de heurter mon mollet. J’ai hurlé. Il s’est avancé vers moi et m’a filé un coup de matraque. J’ai passé 48 heures dans le potage, mon mollet avait doublé de volume.  »

Ils ont frappé Mike et la nouvelle a fait le tour des Gilets. Stupéfaction, colère. Comment en est-on arrivé là ? Depuis le 17 novembre, les blocages perpignanais se concentrent autour de trois péages  : nord, sud et celui du Boulou — quasi-frontalier. À un jet de pierre du péage-sud se trouve le marché international Saint-Charles, poumon économique du département et cible première des Gilets. « Il faut asphyxier Saint-Charles ! », entend-on régulièrement. Résultat : les poids-lourds sont régulièrement bloqués. Cohortes interminables de camtars arrêtés tête à cul sur la voie de gauche. Sonia a acquis une véritable expertise dans l’art de « garer » les 38 tonnes. Faut voir sa petite silhouette se planter devant ces énormes engins, agiter les bras, indiquer les manœuvres. Des fois le chauffeur rechigne, la phase de négociation peut-être houleuse. On essaie d’expliquer en espagnol ou en anglais ce qui se joue ici. Petit réconfort : le point chaud où le chauffeur peut boire un caoua et manger un morceau. Sonia revient, essoufflée, énervée : « Ça y est, le chauffeur a compris qu’il allait dormir ici. Par contre je viens de me faire cracher dessus par une nana en bagnole.  »

Ils ont frappé Mike. Le commissariat a refusé de prendre sa plainte. Alors avec une petite escorte, il est allé la déposer auprès du procureur au tribunal. Pas intimidé pour deux sous, l’handicapé est revenu squatter le rond-point. C’est une drôle de famille qui se reconstitue tous les jours au milieu du bitume crevassé, des herbes noires et des effluves de gasoil. Engoncé dans son vieux cuir élimé, Robert n’a pas envie que ça s’arrête : « Ça va se calmer pendant les fêtes, pour mieux repartir après. Avec les motards, on a calé des actions jusqu’à mi-janvier. On n’a peut-être pas de dents mais on a un cerveau.  » Coordonnateur « gilet jaune », Robert a enquillé 8 000 bornes avec sa bécane. Il est chaud pour 8 000 de plus.

Serge André

Cet article est issu de notre dossier « Les pages jaunes de la révolte ». Ces 15 pages consacrées aux Gilets jaunes se trouvent dans le n°172 de CQFD, en kiosque tout le mois de janvier 2019.

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Articles publiés en ligne :

  • Et soudain, la Macronie trembla – De quel peuple est ce gilet ? > Depuis plus d’un mois les qualificatifs se bousculent pour tenter de comprendre la vague jaune qui a foutu un sacré coup dans les gencives de la start-up nation : inédit, hétéroclite, factieux, nouveaux sans-culottes, jacquerie en réseaux, mouvement sans tête, populisme... Une certitude : cette révolte a chamboulé beaucoup de repères.
  • Saint-Nazaire – « Pas possible de rentrer chez soi après ça » > À Saint-Nazaire (Loire-Atlantique), l’assemblée générale des Gilets jaunes a su d’emblée se préserver de possibles manipulations d’extrême droite en se déclarant constituée « sur des bases clairement antiracistes ». Retour sur une expérience de démocratie directe à la pointe de la révolte jaune fluo.

1 Les prénoms ont été changés.

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