Embastillés par centaines
Gilets jaunes : tenir malgré la taule
Abdelaziz est un boute-en-train. Une face bien pleine, des yeux rieurs. En décembre dernier, quand les condés ont repoussé les Gilets jaunes du péage sud de Perpignan, il a été le premier à faire la chèvre : « Beh beh Beh ! » un bêlement rapidement repris par le troupeau jaune. Rigolade générale. Surtout quand les casqués se sont pris leur propre gaz dans la poire à cause de la tramontane. Mais le 10 janvier, fini de rigoler.
Au petit matin, les flics viennent le cueillir à domicile. Ils le menottent devant ses gosses. Cherchent partout dans son appartement le mégaphone dont il se sert en manif’. En vain. « Et le gilet jaune, il est où ? », gueule un flic énervé. « Mais monsieur, il n’y a pas de gilet jaune ici, il est dans la voiture, à sa place. » À l’issue de sa garde à vue, Abdelaziz refuse la comparution immédiate. Le juge l’envoie en détention provisoire jusqu’à son procès, quatre semaines plus tard. Le 8 février, il écope de huit mois de prison dont trois ferme pour violences sur personne dépositaire de l’autorité publique. Une vidéo le montre lever une main sur les marches du palais de justice au moment où passe une colonne de flics. Un policier l’accuse de lui avoir filé un coup sur le casque. Abdelaziz nie. Parole de bleu assermenté contre racaille jaune, la balance judiciaire ploie sec côté képi.
Au final, une fois décomptées les remises de peine, Abdelaziz a passé deux mois et dix jours derrière les barreaux. « Normalement j’avais droit à une remise de sept jours supplémentaires, mais le juge d’application des peines a mis en doute ma volonté de me réinsérer. Alors qu’en prison, je suis allé à l’école et j’ai même consulté la psy du service médico-psychologique régional. Tout allait bien dans ma tête, mais au moins on parlait et ça faisait passer le temps. » Abdelaziz aurait pu astiquer les fenêtres des miradors que la pénitentiaire ne l’aurait pas épargné pour autant. Identifié comme un « meneur » de la fronde jaune, il se savait dans le collimateur. Une fois enchristé, il devait boire le calice jusqu’à la lie.
Grand gaillard à la barbe poivre et sel, Nasser a été poursuivi pour avoir prétendument insulté un flic venu déloger les manifestants ayant investi le tribunal. « J’ai pris trois mois ferme mais sans mandat de dépôt 2. J’ai fait appel. » Son affaire sera rejugée d’ici deux à trois ans. On lui demande s’il avait anticipé la case prison en intégrant la lutte des Gilets jaunes. Il réfléchit avant de dire : « Quand, dans un mouvement social, tu t’affranchis de certaines limites conventionnelles, le risque prison est réel. À l’issue de la manifestation du 5 janvier, on a rapidement supposé que les flics pouvaient venir nous chercher. J’avais d’ailleurs pris la parole pour que les gens se préparent à la riposte judiciaire. Et elle n’a pas tardé. Le procureur a ordonné une enquête de flagrance et on a été arrêtés le jeudi suivant. »
Deux autres Gilets ont été méchamment sanctionnés dans cette affaire. Jugés expéditivement en comparution immédiate dix jours après les faits, André et Arnaud ont respectivement écopé de dix et huit mois ferme. Du très lourd pour quelques injures et projectiles lancés, sans blessés en face, quand bien même le procureur aurait réussi à lire dans le regard d’André capturé sur une vidéo une « envie de tuer »...
Le Gilet jaune vu comme une jeune pousse de serial killer. Typique processus de dramatisation judiciaire : la colère des fluos caricaturée en une aveugle sédition, le bas peuple mu par ses pulsions les plus crasses. Les magistrats ont beau répéter en boucle qu’ils ne sont pas là pour juger une contestation sociale mais des actes délictuels, quiconque a assisté à une audience de Gilets jaunes sait que les procès sont avant tout des moments « politiques »3. Au 22 mars, le compteur national affichait 1 954 condamnations, dont 762 peines de prison ferme4. Avec, dans le lot, 313 mandats de dépôts. Autrement dit, 39 % des malheureux jugés (essentiellement en comparution immédiate) ont ramassé du ferme, 313 d’entre eux se retrouvant illico en cabane. Message comminatoire adressé aux batteurs de pavé : voilà ce que vous risquez si vous vous entêtez.
À l’intérieur, Abdelaziz retrouve André et Arnaud assez mal en point. Rentré sans un rond en poche, Abdelaziz a demandé l’ « indigence » – soit une aumône de 20 €. Outre de quoi écrire, il achète du tabac à rouler pour les deux compères en manque de clopes. « Pour les fumeurs privés de tabac, c’est très chaud. Jusqu’à ramasser des mégots par terre. J’en ai vu un fumer les poils d’une balayette roulés dans du papier à cigarettes. Il a fait une crise d’épilepsie en promenade. » Souffrant d’un asthme sévère, Abdelaziz est logé dans une cellule occupée par... des fumeurs. Il raconte sa crise d’asthme, les interminables minutes durant lesquelles il tambourine à la porte, la gardienne qui ouvre, lui qui s’effondre dans le couloir. À l’infirmerie, le toubib lui fait un certificat médical : il ne faut pas loger l’asthmatique avec des fumeurs. Sans blague. La direction de la taule l’intimide : on n’a pas de place pour lui à Perpignan, on va devoir l’envoyer à Toulouse. À 200 bornes de sa famille.
La menace est gratuite et non suivie d’effet ; l’homme finit par se retrouver dans un 9 mètres carrés avec deux autres taulards. On parle de cellules individuelles occupées aujourd’hui par trois, voire quatre détenus. Faut dire qu’avec un taux de surpopulation record de 238 %, la taule de Perpignan défraie régulièrement la chronique locale, entre pétages de plomb des prisonniers et grèves de matons. Abdelaziz raconte les toilettes délimitées par de simples portes western, les gars qui dorment sur des matelas posés à même le sol – va pisser la nuit quand tu dois enjamber des ronfleurs –, cette promiscuité qui tape sur les nerfs. Il dit : « Tu peux pas bouger comme tu veux. C’est une atteinte à la dignité humaine. » Il parle des fenêtres à barreaux doublées de grillages, des crêpes au fromage servies encore à moitié congelées, des lettres qui lui arrivent – y compris celles concernant sa procédure judiciaire – décachetées.
À l’extérieur, le rencart a été fixé à 10 h chaque dimanche. Les Gilets jaunes se réunissent aux abords de la prison pour faire du boucan à l’attention des emmurés. On tape sur des plaques de cuisson ou sur des poubelles ; on siffle, on fait hurler les cornes de brume, on exige en criant la libération des Gilets jaunes. Après ça on monte en bagnole et on klaxonne en roulant aux abords de la prison. Le sommet d’une petite colline offre le promontoire idéal pour espérer être vu des prisonniers. Ces moments de solidarité « dedans-dehors » sont essentiels pour la cohésion du mouvement. Face à une répression impitoyable, l’idée est là : ne pas se lâcher, coûte que coûte. Abdelaziz raconte le chaud au coeur quand il a vu les Jaunes sur la colline : « Comme j’avais pas de fringues en arrivant à la prison, ils m’ont filé un pull Guantanamo, orange fluo. Je l’ai noué à ma balayette et, à travers le grillage, je le moulinais dehors. »
Après six mois de répression, Nasser fait ce constat : « Les dés sont pipés. » Travailleur intérimaire, il raconte comment l’avocat de la partie civile l’a violemment qualifié de « parasite » ; militant politique, il a été caricaturé en « ennemi des institutions ». Il poursuit : « Normalement, tu es jugé pour ce que tu fais, mais l’expérience Gilet jaune montre que tu es jugé pour ce que tu es. À côté de la procédure judiciaire officielle, il y en a une autre, cachée. » un récit fabriqué de toutes pièces par les flics et les juges, censé réduire le prévenu à une forme d’irréductible dangerosité. Reste que si la menace carcérale a dissuadé bon nombre de manifestants de battre le pavé, nos deux lascars ont décidé de ne pas lâcher le rond-point pour autant. « Abandonner la lutte, ça serait leur donner raison, estime Abdelaziz. Ce qui se joue en ce moment, c’est notre survie à tous. »
1 Pour un récit de cette journée, lire « Du rond-point à la mise sous écrou » in CQFD n° 173 (février 2019).
2 Si le tribunal prononce un mandat de dépôt, le condamné part en prison dès la sortie de l’audience. Sinon, une peine ferme inférieure à deux ans peut être aménagée.
3 Il est aussi des magistrats qui assument juger pour maintenir « l’ordre ».
Cet article a été publié dans
CQFD n°177 (juin 2019)
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Paru dans CQFD n°177 (juin 2019)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Mortimer
Mis en ligne le 12.06.2019
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