Tout le monde sait que la casse a eu lieu lors de l’expulsion musclée, sauf les plumitifs de la presse locale. L’Indépendant du 6 janvier : « Des individus sont parvenus à s’introduire à l’intérieur du bâtiment où ils auraient commis des dégradations, notamment en cassant deux portes vitrées » ; La Semaine du Roussillon : « Des affrontements avaient eu lieu entre manifestants et forces de l’ordre dans l’après-midi, les portes du palais de justice avaient été détruites par des Gilets jaunes qui ont essayé de pénétrer dans le tribunal. » Les Gilets jaunes ou la conjonction de bourrins velus.
Moutarde journalophobe
Il faut y revenir, à cet acte VIII perpignanais où la foule mobilisée fit preuve, pendant des heures, d’une inusable cohésion et d’une jubilatoire nervosité tactique. Comme si on avait donné naissance, le temps d’une parade urbaine, à une ingérable masse organique. Après un petit tour de chauffe où on braille devant la préfecture, des manifestants arrimés à leur smartphone découvrent un premier article mis en ligne sur le site de L’Indépendant. Nous ne serions que 200 à battre le pavé alors que nous avons dépassé le millier. La moutarde journalophobe monte au nez du populo. On se retrouve devant les vitres fumées du canard : « Médias collabos ! » On tambourine sur les fenêtres, flambe trois palettes et laisse comme carte de visite un tag sommaire : « Menteur » signé « GJ ». Le journal a beau publier une mise à jour du nombre de Gilets mobilisés, la réactivité physique des manifestants a dépassé le temps réel numérique.
S’ensuit une halte devant le tribunal dont les grilles et portes sont fermées à ce moment-là. Moment de communion pour la plèbe qui observe une minute de silence à la mémoire de ses morts avant des prises de paroles sur la conduite à tenir en cas de répression. Quelqu’un gueule : « À la gare ! » Et la foule se meut, interpelle les badauds : « Citoyens, avec nous ! » et démissionne en boucle son Jupiter de président. Devant la gare, on se demande : « On rentre ? » Avisant l’imposant bâtiment, un autre répond : « Évidemment. C’est à nous tout ça. » Et vlan ! La cohue des Gilets investit le hall et les quais. De chaque côté du ballast, des rangées de manifestants s’interpellent à coup de « Vous êtes fatigués ? On n’est pas fatigués ! » Moment de cour de récré avec ces clampins qui vont jusqu’à défiler dans les couloirs moquettés d’un TGV à l’arrêt. On rit, on se filme, on confie ses galères. On fait peuple. On aimerait que ça dure toute la vie mais quelqu’un s’époumone : « Tous au commissariat ! »
Direction le tribunal
Devant le comico, quelques rangées de poulets montent la garde en mode détente. Traversés d’un élan de fraternité, certains scandent : « La police avec nous ! » ; d’autres plus caustiques : « Vous ne serez pas payés ». On pense à nos emmurés : « Libérez les Gilets jaunes ! » La cavalerie est venue nous prêter main-forte : les motards ont garé leur engin pétaradant à la barbe des bleus. Au micro, quelqu’un lit le premier appel des Gilets jaunes de Commercy, défendant la souveraineté des assemblées populaires et bannissant toute représentation instituée [1]. Les képis restent studieux. Certains jaunes font le pari d’un basculement des forces de l’ordre dans notre camp ; d’autres énumèrent les yeux crevés, les mains arrachées et les corps bastonnés par une flicaille déchaînée. Le face-à-face avec les condés dure jusqu’à un nouveau cri de ralliement : « Tous à la mairie ! »
Et zou, c’est par petits bouts que la foule se redéploie dans la ville. Un des cortèges passe au pied du tribunal dont les portes sont cette fois ouvertes. Intrigué, un premier Gilet grimpe les marches et se glisse à l’intérieur. Le gardien Prosegur : « Oui, c’est pourquoi ? » ; le manifestant empreint de bonhomie : « C’est rien, c’est les Gilets jaunes. » En quelques minutes, des gueux à dossard déploient leurs grolles épaisses dans la salle des pas perdus. L’occupation est symbolique : elle est celle d’une réappropriation collective d’une institution ayant déjà condamné deux Gilets à un an de prison ferme. Deux gars accusés de « violences » et passés à la broyeuse des comparutions immédiates fin 2018.
Pris au dépourvu, des condés se radinent dare-dare et procèdent aux premières évacuations du tribunal. Des témoins parlent de flics « infiltrés » ôtant soudain leur chasuble fluo et dégainant les tonfas. L’expulsion tourne à la tannée pour les Gilets. Pendant le défouloir, deux portes vitrées sont cassées. Refoulés au dehors, les jaunes oublient alors tout élan de fraternité avec les bleus. Des deux côtés des grilles du tribunal, l’affrontement se poursuit entre jets de bouteilles de bière et de caillasses contre lacrymos et tirs de LBD (« lanceurs de balles de défense »). Un classique des plus télégéniques.
Liberté, Fraternité, LBD
« Dans les Pyrénées-Orientales, la répression n’est pas tant policière que judiciaire. Les peines prononcées sont d’une terrible sévérité » résume un camarade qui ne croyait pas si bien dire. Dans la foulée d’une enquête de flagrance, quatre Gilets jaunes sont interpellés à l’aube du 10 janvier. En bonne communicante de la police, la presse parle de « violences avec armes et en réunion », « menaces de mort » et « outrages ».
Et de lâcher un nom parmi les suspects : celui d’Abdelaziz, figure locale de la Coordination contre le racisme et l’islamophobie (Cri). Avec sa casquette aux couleurs palestiniennes et son mégaphone, Abdelaziz a été une des nombreuses chevilles ouvrières de « P-Sud », le groupe des Gilets jaunes basés au péage-sud de Perpignan. Pragmatique et déterminé, il s’est fait le porte-voix de l’appel de Commercy. Le bonhomme se savait dans le collimateur de la police. Auteur d’un reportage vidéo diffusé en 2017 sur Internet et montrant des violences policières dans une cité perpignanaise, il faisait déjà face à des poursuites judiciaires [2]. Présent devant le tribunal ce 5 janvier, Abdelaziz n’a pas hésité à se mettre en avant et donner des conseils à la foule en cas de garde à vue. Consignes qu’il a appliquées lui-même au pied de la lettre une fois arrêté. Premier à être déféré en correctionnelle le 11 janvier, il refuse la comparution immédiate et se voit infliger un mois de détention provisoire avant son procès prévu le 8 février.
Le 14 janvier, les trois autres Gilets comparaissent. L’un voit les charges contre lui fondre comme neige au soleil. Connaissant les arcanes de la garde à vue, il n’a pas cédé aux intimidations. Cet « ennemi des institutions » selon les mots du procureur, refuse la comparution immédiate : placé sous contrôle judiciaire, il sera jugé fin février pour avoir traité un policier de « collabo » (ce qu’il nie) et refusé de se soumettre à l’identification (empreintes digitales et ADN). V’là le profil de séditieux.
Les deux autres, pauvres bougres pris dans la nasse judiciaire, ont mis leur tête sur le billot de la comparution immédiate. Ils pensaient peut-être rentrer chez eux après le procès. Après tout, qu’ont-ils fait de grave à part vociférer et jeter des cailloux ? Qu’importe, la séquence n’est plus judiciaire mais froidement politique. Le champ sémantique est celui de l’ « émeute » et d’un « climat de haine ». Reniflant les gauchistes présents dans la salle d’audience, le président du tribunal joue habilement la provoc’ et mentionne le « Flash-Ball, cette arme républicaine ». Stupeur et mouvement d’humeur dans le public. Tout le monde dehors ! 8 et 10 mois ferme seront prononcés dans le confinement macabre du huis-clos. Avec mandat de dépôt. Abasourdi, un vieux militant de la vieille parlera de « justice moyenâgeuse ». Un cliché tristement raccord avec l’imagerie de 1789.
[/Serge André/]