Répression toujours
Gilets jaunes de Valence : la justice baisse (un peu) le ton
« Dans cette affaire, lâchera l’avocate des policiers pendant l’audience d’appel, tout est question d’angle de vue. » C’est assez vrai. Il n’y a qu’à voir, par exemple, le titre de l’article que le site de C-News consacre à l’affaire : « Agression de policiers : condamnation confirmée en appel pour deux Gilets jaunes ». Des policiers agressés ? Les deux manifestants assurent qu’ils ne savaient pas qu’ils s’en prenaient à des flics. Ils expliquent qu’à l’instant des faits, ils voulaient seulement défendre un Gilet jaune agressé par des hommes en civil.
D’abord, le contexte. Ce 8 décembre 2018, les Gilets jaunes en sont à leur quatrième acte. Après un temps d’expectative, de nombreux militants de gauche ont rejoint le mouvement. Des revendications sociales plus larges commencent à supplanter les initiales doléances d’automobilistes. Débordées par l’énergie émeutière qui s’est manifestée çà et là, les autorités ont fait le pari de la répression féroce ; six jours plus tôt à Marseille, Zineb Redouane décédait après avoir reçu en pleine figure une grenade lacrymogène à la fenêtre de son appartement1.
Ce 8 décembre 2018 donc, des Gilets jaunes bloquent un rond-point de la zone commerciale du plateau des Couleures, à Valence (Drôme). Vers midi, la police estime que la blague a assez duré. Les agents chargent. Les fluos ripostent : des projectiles volent. Quelques minutes plus tard, sur un parking proche, deux policiers – dont le directeur départemental de sécurité publique – reconnaissent un des lanceurs de projectiles. Habillés en civil, ils tentent de l’interpeller. Mais le manifestant ne se laisse pas faire et les trois hommes se retrouvent au sol.
C’est à ce moment-là qu’une quinzaine de Gilets jaunes, apercevant l’un des leurs se faire malmener par deux gugusses lambda, interviennent. Tout va très vite – 25 secondes à peine. Des coups de pied et de poing sont échangés ; les flics dégainent leur arme ; d’autres bleus arrivent en renfort et les fluos prennent la fuite.
Dans l’après-midi, quatre personnes ayant participé à l’algarade sont arrêtées – violemment – dans les rues du centre-ville, où se déroule une marche pour le climat. Elles se retrouvent en garde à vue, puis en détention provisoire. Au bout de dix jours, elles ressortent. Juste le temps de se requinquer un peu, avant leur procès de première instance.
Le mercredi 26 décembre 2018, Maria, Dylan, Tom et Stéphane font face à leurs juges, au tribunal correctionnel de Valence2. Aucun des prévenus n’a de casier judiciaire. Motif des poursuites ? « Violences en réunion sur personnes dépositaires de l’autorité publique ». Les deux policiers se sont vu délivrer deux et trois jours d’ITT (interruption totale de travail). Stéphane a porté trois coups, Tom et Dylan un chacun. Impossible de nier : une caméra de vidéosurveillance a immortalisé la scène. Les images, cependant, ne permettent pas de savoir ce qui s’est passé dans la tête des prévenus. Qu’importe, le procureur a ses certitudes au sujet de Stéphane : « Monsieur Trouille, c’est le plus violent, avec un vrai projet : foutre en l’air du flic » ; « Il vient pour en découdre... » ; « Il tabasse... » Maria, elle, n’a frappé personne. Simplement, elle s’est emparée du bonnet d’un des deux pandores et l’a jeté plus loin. Aux yeux du procureur, voilà une faute impardonnable : « Le fait de prendre un bonnet à un policier au sol constitue déjà des violences. »
Au terme du délibéré, les quatre prévenus récoltent trois ans d’interdiction de manifester. Maria écope de neuf mois de prison, dont trois ferme. Dylan en prend dix, dont quatre ferme. Aucun des deux ne fera appel. Les deux autres, les plus lourdement condamnés, contesteront la peine : douze mois dont six ferme pour Tom, dix-huit mois dont douze ferme pour Stéphane.
Ce jeudi 4 juin 2020, Stéphane et Tom ont donc rendez-vous à la cour d’appel de Grenoble. Le Covid-19 se faisant discret, les bars et les restaurants ont rouvert depuis deux jours, mais la justice n’est visiblement pas pressée de renouer avec un de ses principes essentiels : la publicité des audiences. Le tribunal demeure fermé au public et les quelques dizaines de personnes venues soutenir les prévenus resteront dehors.
Pourquoi avoir fait appel ? « Je ne savais pas que c’étaient des policiers », répond Tom. Toute l’audience tournera autour de cette question : au début de la bagarre, les deux Gilets jaunes avaient-ils conscience qu’ils s’en prenaient à des pandores ? Dès lors, la circonstance aggravante de violences « sur personnes dépositaires de l’autorité publique » tient-elle ?
À la manière qu’ils ont de mener leurs interrogatoires, on devine bien que les juges présupposent que les prévenus savaient très bien à qui ils avaient affaire. Curieusement, ce sont les policiers eux-mêmes qui vont donner des éléments à décharge. D’abord, le patron des flics de la Drôme rappelle qu’il était en civil : « Pour éviter d’être identifié comme policier, j’[avais] mis un pull gris. » Puis il admet sans mal que dans la confusion, son brassard « police » a probablement glissé – devenant ainsi beaucoup moins visible. Il reconnaît également qu’il n’a « pas eu le réflexe » de crier « Police ! ». Autre élément probant : « Rapidement, on s’est fait insulter, mais pas en tant que policiers. »
Comme en première instance, les magistrats surinterprètent la vidéo, pourtant confuse, zoomée et lointaine, ne permettant absolument pas de distinguer l’expression d’un visage : « On a l’impression que vous faites votre jogging, vous êtes très détendu », s’entend ainsi dire Stéphane. Lequel donne sa version des faits : « J’observe une personne qui donne des coups à d’autres […]. Donc ma réaction pour désamorcer cette bagarre, c’est de lui donner un coup pour qu’elle recule. C’était chaotique, spontané. » Tom, lui, indique qu’il a décidé d’intervenir quand il a vu un manifestant avec « le visage en sang ».
En défense, Me Raphaël Kempf montre au deuxième agent de police un extrait de la vidéo où on ne voit pas son brassard. Et il lui demande : « Est-ce que c’est possible qu’il ne soit pas visible ? » La présidente du tribunal intervient : « Ça n’est pas une question. Comment voulez-vous qu’il réponde à ce type de question ? » Me Kempf : « On leur demande si les manifestants savaient qu’ils étaient policiers, je pose la question inverse… » Le flic : « Oui c’est possible [que mon brassard ne soit pas visible], je suis en mouvement. »
L’avocate des policiers dramatise : « Ces faits ont été une déferlante de violences. » Sûr que face à quinze Gilets jaunes, les deux flics ont dû flipper (et il est heureux qu’ils aient fait preuve de sang-froid en n’utilisant pas leurs armes), mais peut-on honnêtement dire comme la bavarde que « cette déferlante de coups est à la limite du supportable » ? Si elle apprécie les excuses faites à ses clients par les prévenus, l’avocate n’en démord pas : « Je suis certaine qu’ils savaient à qui ils avaient affaire. »
La parole est au ministère public, qui commence par un discours d’apaisement, rappelant qu’à l’occasion du mouvement des Gilets jaunes, on a pu voir « des dérapages des deux côtés ; il y a des enquêtes visant des fonctionnaires ayant abusé de leur autorité ». Mais là, il s’agit de juger les manifestants : « Sur la vidéo, on voit [le directeur départemental de la sécurité publique], il est au sol […] ; à cet instant-là, on a l’impression que c’est la curée, l’hallali. » Pour que les agents « aient été reconnus comme policiers, aurait-il fallu qu’ils portent un gyrophare ? » Il demande la confirmation des peines.
L’avocate de Tom, Me Alice Becker, rappelle que le premier procès avait eu lieu dans un contexte politique très tendu. Ne pouvant réclamer la relaxe, elle plaide une forte réduction de peine : « Je vous demanderai juste de revenir à la raison, à la matérialité des faits, à savoir un coup de pied, dont il s’est excusé. La peine il l’a déjà eue, il a passé dix jours en détention provisoire. » Elle estime ensuite que la peine complémentaire d’interdiction de trois ans de manifester n’est pas légale, car elle devrait être limitée dans l’espace.
Pour défendre Stéphane, Me Kempf rappelle que la manifestation des Gilets jaunes se passait très bien, sans débordement, « jusqu’à ce que la police décide de la disperser ». En ce qui concerne la circonstance aggravante de violences « sur personnes dépositaires de l’autorité publique », il demande la relaxe – « ne serait-ce qu’au bénéfice du doute ». Sur le reste, il suggère une peine de sursis, mais pas de ferme.
Le 2 juillet, la cour d’appel de Grenoble a rendu sa décision. Tom, 24 ans, ramasse douze mois de bracelet électronique, dont six avec sursis – sans inscription au casier judiciaire (B2), ce qui l’arrange bien puisque dans le cadre de son travail d’ouvrier du BTP, il lui arrive de devoir travailler sur des ouvrages sensibles, comme des barrages, où un casier vierge est exigé. Pour Stéphane, vidéaste et reporter de 42 ans, ce sera dix-huit mois de bracelet, dont dix avec sursis. Les deux hommes écopent également de trois ans d’interdiction de manifester dans la région Auvergne-Rhône-Alpes et à Paris. Les verra-t-on bientôt sur les pavés de Marseille, Lille, Nantes ou Montpellier ?
1 En ce début juillet 2020, le policier tireur n’a toujours pas été identifié.
2 Lire notre compte-rendu : « Au tribunal de Valence, apaisement rime avec châtiment », CQFD n° 172 (janvier 2019). Lire aussi le communiqué où Stéphane raconte sa version des faits.
Cet article a été publié dans
Les échos du Chien rouge
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Paru dans Les échos du Chien rouge
Par
Illustré par Étienne Savoye
Mis en ligne le 10.07.2020
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