La face sombre de l’hydroélectrique
La Durance, une rivière sacrifiée
« On dit d’un fleuve emportant tout qu’il est violent, mais on ne dit jamais rien de la violence des rives qui l’enserrent. » La métaphore sociale de Bertolt Brecht pourrait s’appliquer au sens premier à la Durance. Cette rivière alpine et méditerranéenne, affluent du Rhône, était connue à la fois pour ses excès d’eau dévastateurs lors de forts épisodes orageux et pour son lit presque à sec lors des périodes de sécheresse.
Mais ça, c’était avant 1960, date de mise en eau du lac de Serre-Ponçon, plus grande retenue artificielle de l’Hexagone. Un réservoir d’eau qui devait apporter « d’immenses développements économiques et un mieux-être social certain », proclamait en 1955 Prospérité nouvelle en Durance, un documentaire de propagande1 commandé par EDF (Électricité de France). Ainsi la rivière « capricieuse » a été « domptée ».
EDF prétendait prémunir la région des crues de la rivière, tout en sécurisant l’approvisionnement en eau pour tous les usages. Aujourd’hui, la Durance et son affluent le Verdon subviennent à 75 % des besoins (agricoles, industriels et domestiques) de la région Paca et fournissent 10 % de l’hydroélectricité nationale.
Mais le système Durance/Verdon a un coût écologique. Des barrages, l’eau s’achemine dans un canal usinier pour la production électrique et dans le canal de Provence pour l’irrigation et l’alimentation des villes. À la rivière il ne reste qu’un minimum, qui ne permet plus aux poissons migrateurs de l’emprunter. La faible hauteur d’eau, de quelques centimètres seulement, entraîne de forts écarts de température. Ce qui a provoqué la disparition des espèces incapables de s’adapter.
Quant aux promesses d’EDF, elles n’ont pas tenu trente ans ! La menace de sécheresse est revenue. « La réduction des débits a conduit à l’abaissement d’au moins 50 cm de la nappe phréatique alimentée par la Durance », explique René Marion, de l’association L’Étang nouveau. Sans compter que parfois, la rivière reprend son pouvoir dévastateur. En 1994, les terres et les agglomérations furent inondées de Sisteron à Avignon ! « Les crues sont plus rares mais puissantes », observe le Syndicat mixte d’aménagement de la vallée de la Durance. L’absence de crues ordinaires fait stagner les matériaux issus de l’érosion dans le lit. Ce qui y a même « favorisé le développement de la végétation », est-il écrit dans un rapport2. Le lit est ainsi parsemé d’obstacles au bon écoulement de l’eau. Les crues, quand elles surviennent, sont donc « plus dévastatrices », observe René Marion.
Depuis sa création, L’Étang nouveau se bat pour la santé écologique de l’Étang de Berre (Bouches-du-Rhône), une grande étendue lagunaire communiquant avec la Méditerranée, qui fut choisie comme embouchure du canal EDF. De 1966 à 2006, l’eau y a été rejetée dans des proportions atteignant « jusqu’à sept fois le volume de l’étang par an », détaille Bernard Roux, directeur de recherche en mécanique des fluides au CNRS. Cet apport excessif a provoqué « une pollution à l’eau douce qui a fait chuter la salinité ». En conséquence, la vie endémique s’est éteinte. En 2004, la justice européenne condamnait la France pour la dégradation. Désormais les rejets d’EDF sont restreints, mais l’équilibre écologique de l’étang reste fragile.
En toute logique, l’association a élargi sa réflexion à l’ensemble des interconnections du système Durance/Verdon, jusqu’à la côte. Pour René Benedetto, président de l’Étang nouveau, « la première cause du recul [du littoral] de la Camargue et du golfe du Lion [face à la mer], c’est l’arrêt de l’apport desmatériaux à cause des barrages. 70 % des matériaux venus du Rhône provenaient de la Durance ». Et comme le capitalisme est bien fait, « les grands du BTP se gavent en construisant des digues à la mer, tout en faisant de l’extractivisme dans la Durance pour leurs matériaux de construction », ajoute le militant associatif.
Pour enrayer le cercle vicieux, L’Étang nouveau propose que les installations d’EDF soient converties en stations de transfert d’énergie par pompage (Step). Avantage : la Step est un moyen de stocker l’énergie. L’eau est pompée vers un bassin amont en cas de surplus d’électricité. Elle est turbinée vers un bassin aval en cas de besoin d’électricité. Voilà qui permettrait de mobiliser une quantité donnée d’eau, qui ferait des allers-retours entre les barrages, pour redonner du débit à la Durance et des matériaux alluvionnaires au Rhône, tout en mettant totalement fin aux rejets dans l’étang. Mais EDF refuse de consentir à l’aménagement pour cause de privatisation imminente de la gestion des barrages3 : « Le système des concessions est un frein à l’investissement 4 », justifie l’entreprise.
Pourtant, il faudra bien adapter les usages d’une rivière dont le débit minimal devrait diminuer de 50 % d’ici à 2050 pour cause de réchauffement climatique. Ce danger – ironie de l’histoire –, le film de propagande d’EDF l’avait vu venir dès 1955, en s’alarmant de la fonte des glaciers qui alimentent la Durance. « Depuis 100 ans, [ils] ont réduit de moitié », y était-il (déjà) observé...
2 Syndicat mixte d’aménagement de la vallée de la Durance, Moyenne et Basse Durance, Schéma d’aménagement et de gestion, 2001.
3 Actuellement, la plupart des grands barrages sont exploités par EDF. Mais sur demande de Bruxelles, le gouvernement prépare une large ouverture à la concurrence dans les prochaines années.
4 Yves Giraud, directeur de la production et de l’ingénierie hydraulique à EDF, cité dans « Pourquoi EDF n’investit pas plus dans les Step pour le stockage des énergies renouvelables », site Internet de L’Usine nouvelle, 30/11/2017.
Cet article a été publié dans
CQFD n°173 (février 2019)
Trouver un point de venteJe veux m'abonner
Faire un don
Paru dans CQFD n°173 (février 2019)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Elzazimut
Mis en ligne le 11.07.2019
Dans CQFD n°173 (février 2019)
Derniers articles de Pierre Isnard-Dupuy