Cinéma
L’image manquante
Certes, à l’échelle hexagonale, l’industrie cinématographique possède des atouts non négligeables : de nombreux organismes institutionnels s’engagent structurellement dans la création des œuvres, à l’instar du CNC1 qui gère les retours de TSA, une taxe de 10,72 % appliquée à tous les tickets d’entrées vendus. Pour schématiser quelque peu, les premiers opus du box-office participent à financer la production, la distribution et l’exploitation de films plus fragiles. Sur le papier, la France afficherait ainsi une bonne santé quasi insolente, au regard de ses voisins européens : plus de 200 millions d’entrées annuelles, une implantation record avec près de 5 500 salles sur le territoire, près de 600 nouveaux films par an, dont plus de 250 productions françaises. Ce constat presque idéal masque cependant une réalité bien plus complexe, plus contrastée : les propositions cinématographiques offertes au public sont plus verrouillées qu’elles n’y paraissent de prime abord.
A ce jour, il est absolument erroné d’imaginer que les programmations des salles de cinéma offrent un large panel de la création en matière d’images animées. A cela, plusieurs raisons : il est devenu presque impossible, sauf cas rares, d’achever un film en marge des modes de production en vigueur (CNC, chaînes télévisuelles, institutions publiques régionales…), lesquels imposent des critères dépendant, outre les amitiés sélectives, de contingences scénaristiques, au plus grand dam des formes d’expression plus expérimentales2. Quand bien même un réalisateur courageux et obstiné y parviendrait-il, l’accès aux salles se présenterait à lui comme un second parcours du combattant. Force est de constater que les exploitants n’ont d’œil que pour le box-office (même parmi les salles classées art et essai) et ne laissent que peu de places aux risques irréfléchis. Un rapide coup d’œil à l’histoire de cet art récent nous amène à constater que de nombreux courants majeurs (la Nouvelle Vague, le Free cinéma, le cinéma Novo brésilien, un pan du cinéma africain…) n’auraient pu voir le jour avec les mêmes contraintes. David Lynch et son Eraserhead n’ont existé que grâce à la décision de deux salles alternatives new-yorkaises de garder près de quatre ans le film à l’affiche. Même parcours pour La Salamandre d’Alain Tanner. Cette pratique semble aujourd’hui bel et bien inenvisageable. Avec l’explosion des outils vidéo, il existe pourtant un vivier foisonnant de films de création à même de faire bouger les lignes esthétiques de la production cinématographique, sans parler des nombreux opus à visée plus militante, quasi invisibles en salles. Pour reprendre les termes de François Truffaut, une certaine tendance du cinéma français d’auteur (parisien voire parisianiste) s’est imposée, soutenue par les mass-médias culturels, de Télérama aux Inrockuptibles, en passant par Libération et Le Monde. Les mêmes films se retrouvent peu ou prou dans toutes les salles. Il revient aujourd’hui aux lieux alternatifs (comme le Polygone étoilé à Marseille ou le Nova à Bruxelles) le réel enjeu de diffuser d’autres cinématographies absentes ailleurs, sans le soutien financier qui leur est dû.
Les exploitants de salles classées art et essai ne sont certes pas à court d’arguments pour justifier cette inaction : la fragilité économique, l’embouteillage de trop nombreuses sorties, la difficulté d’accorder des séances à tous les films, l’obligation de se focaliser sur les films porteurs, la pression des multiplexes toujours plus prégnante, qui siphonnent quant à eux la majorité des entrées.
Mais les salles ont trouvé en France de quoi justifier cette paresse intellectuelle ou culturelle : le festival. Ces dernières années, l’Hexagone a accueilli près de 300 manifestations, soit plus que dans tous les pays de l’Union européenne. Une aubaine pour les salles : ces structures associatives subventionnées apportent leur programmation spécifique (souvent fort intéressante), les droits des copies et leur propre public. Et dédouane au passage les exploitants d’une vraie pertinence en matière de programmation3.
L’exploitation cinématographique se retrouve ainsi confrontée à un double problème : comment témoigner de la richesse de la production en offrant à la création alternative une fenêtre de diffusion à la hauteur de son dynamisme, et, au-delà, comment convaincre les exploitants de retrouver le sens de la prise de risque, du coup de cœur mû par les seules intentions cinéphiliques. A ce titre, il est également regrettable de constater que le cinéma de répertoire, à même de jouer ce rôle de passeur cher à Serge Daney, est absent des programmations en salles, sauf exception4.
Un film, aujourd’hui, absent de toute couverture médiatique, n’a aucune chance de rencontrer son public : la frilosité des exploitants, le verrouillage d’un système trop bien huilé, le déclin d’une certaine idée de la cinéphilie, l’absence de curiosité, la difficulté à aborder les sujets par trop sensibles ont abouti à une diffusion sclérosée.
Or, les chemins de traverse existent bel et bien. L’évolution des moyens technologiques peut favoriser la création avec des coûts abaissés en numérique. Convertir un fichier vidéo en DCP (la norme actuellement proposée en salles) est un jeu d’enfant. La distribution et la diffusion deviennent accessibles à tous, si les énergies se conjuguent dans un seul et même but : permettre aux œuvres une représentation la plus large possible au sein des lieux d’exploitation cinématographique. Si de nombreux films internationaux ne disposent malheureusement pas de visibilité en salles, nul n’interdit d’en permettre la diffusion par tous les moyens possibles. De récentes réunions entre lieux alternatifs et mono-écrans indépendants ont permis de lever le voile sur un avenir prometteur où la passion, la cinéphilie et le plaisir du partage l’emporteraient sur toute autre considération économique ou corporatiste. Peu après ses origines, la salle de diffusion cinématographique fut bâtie comme un lieu d’échange et d’expérimentation. C’est bel et bien cette praxis qu’il est grand temps de retrouver, dans son sens le plus dialectique, voire le plus deleuzien5.
Illustré par Rémy Cattelain.
1 Centre national du cinéma et de l’image animée, organisme public chargé de réglementer, soutenir et promouvoir l’économie du cinéma en France et à l’étranger.
2 Le diktat du scénario est devenu une hérésie : les financeurs ne s’engagent plus sans un dossier complet (et souvent sans un casting en vue), freinant ainsi considérablement la créativité. Sur ce modèle, un Jacques Rivette, qui n’écrivait pas une ligne de scénario, se verrait refuser tous ses projets, et que dire du grand Frederik Wiseman, qui construit essentiellement son œuvre au moment du montage.
3 Le cas de Marseille est symptomatique : la vitalité cinématographique est exclusivement prise en charge par l’extrême richesse des festivals. Hors de cet axiome, le constat est affligeant : un monopole nocif du très controversé Galeshka Moriavoff, propriétaire des Variétés / César (qui vient de perdre, cerise sur le gâteau, son label art et essai), une salle à l’Estaque, l’Alhambra, loin, malgré ses efforts, de pouvoir assumer la richesse des propositions, et une poignée de salles commerciales offrant bien peu d’intérêt. De nombreuses œuvres ne voient ainsi plus le jour à Marseille, faute de salles les accueillant. Hormis le Polygone étoilé, et quelques dynamiques éparses (à l’instar du travail de Geneviève Houssay au Mucem), le paysage s’y est obscurci au fil des ans.
4 Pour rester sur le cas du Sud-Est, seuls l’Institut de l’Image d’Aix-en-Provence ou plus récemment l’Eden à La Ciotat explorent régulièrement ce type de programmation. Hors Paris, trop peu de salles s’engagent dans un processus d’héritage pertinent qui serait lié à l’évolution contemporaine de la cinéphilie.
5 Dans un double sens développé par le philosophe : celui de disposer en toute liberté des concepts (ici cinématographiques) afin d’en extraire toutes formes d’expérimentations (principes suggérés dans Différence et répétition), mais également dans l’idée de « faire participer le spectateur au temps du film », à travers les types d’images définies, et leur perception théorisées, comme évoqué dans L’Image-mouvement.
Cet article a été publié dans
CQFD n°117 (décembre 2013)
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Paru dans CQFD n°117 (décembre 2013)
Dans la rubrique Culture
Par
Illustré par Rémy Cattelain
Mis en ligne le 07.02.2014
Dans CQFD n°117 (décembre 2013)