Théâtre : « Nous n’avons pas tiré les leçons d’Auschwitz et de La Kolyma. »

L’Espèce humaine est un immense texte publié en 1947. Monologue intérieur relatant l’expérience concentrationnaire de Robert Antelme (1917-1990), il est interprété avec justesse et émotion par la Compagnie Monsieur Madame. Sur scène, dans un décor presque nu, ils sont deux, Maylis Bouffartigue et Diogène Ntarindwa. Puis, quand la parole s’éteint, elle laisse place aux mots du débat, avec l’historien Olivier Lecour Grandmaison. Rencontre avec les trois protagonistes, au terme d’une représentation chez Armand Gatti, à Montreuil.
Par Christiane Passevant.

Maylis, pourquoi avoir décidé de t’attaquer à pareil monument après La Mise en procès du Code noir ?

À l’heure où les discriminations raciales, culturelles et cultuelles sont de plus en plus vivaces dans nos démocraties européennes ; où l’antisémitisme et « l’anti-Tzigane » sont loin d’avoir disparu et où l’on assiste à un développement rapide et très inquiétant de l’islamophobie, et à l’heure où l’on peut lire ou entendre des prises de positions xénophobes de plus en plus affirmées de la part de nombreux intellectuels et responsables politiques, il m’a semblé nécessaire de porter à la scène ce texte admirable qui ouvre de nouvelles perspectives humanistes. L’Espèce humaine, l’unique livre de Robert Antelme, est un fondement, un legs pour l’humanité dans son ensemble, il doit être lu dans sa totalité et mis à l’épreuve de la réflexion. Plus que jamais !

Diogène, ton interprétation est admirable. En quoi ce texte te parle particulièrement ?

Un texte pareil, malgré son aspect éminemment subjectif, ne peut qu’avoir un écho particulier auprès d’un acteur ressortissant, comme moi, d’un pays qui n’a pas été épargné par ce qu’il est convenu d’appeler très pudiquement « les caprices de l’histoire ». En effet, l’histoire récente du Rwanda a été plus d’une fois et par pans entiers écrite à la seule encre rouge de la machette. Parmi la première vague de réfugiés, vers 1960, se trouvaient mes parents, qui allaient plus tard s’établir au Burundi où je suis né en 1977. Assez tôt, les thèmes tels que le déracinement de communautés entières, les identités et les questions d’appartenance aux peuples, aux nations, sont venus vers moi. Je n’ai eu d’autre choix que de m’y confronter avec des outils qui étaient loin d’être à la hauteur, avec l’aide d’adultes dont le silence semblait être le maître mot. De ces silences systématiques sont nées une réflexion et une sur-sensibilité à chaque fois que j’ai été amené à travailler sur la purification ethnique, l’extermination, les guerres, les camps de concentration et les camps d’extermination. Je suis particulièrement reconnaissant à Robert Antelme d’avoir écrit Vengeance ?, texte qui met en garde tous ceux qui ont été victimes d’abus hier, afin de ne pas être les bourreaux de demain.

Olivier, tu animes chaque débat faisant suite à une représentation. Ce soir, l’invité était Edgar Morin, puis vous accueillerez des intervenants de l’UJFP, du Cran, du monde militant. Quel est ton rôle et en quoi ce texte fait-il précisément sens aujourd’hui ?

Mon rôle s’est limité à proposer des extraits de L’Espèce humaine, puis à travailler avec Maylis sur le texte. Ces extraits ont été choisis de telle manière qu’ils permettent aux spectateurs de suivre pas à pas l’épreuve de la déportation telle qu’elle est rapportée par Robert Antelme. Par la grâce de cette œuvre exceptionnelle, il s’agit aussi de tenter d’abolir la distance chronologique et factuelle qui nous sépare de l’univers concentrationnaire national-socialiste où, comme l’a écrit David Rousset, « tout » fut « possible ». Cela même que nous avons beaucoup de mal à admettre aujourd’hui, alors que d’autres génocides, en particulier celui perpétré par le pouvoir hutu au Rwanda, ont été commis dans la seconde moitié du XXe siècle. Face à la réitération de tels crimes, notre réaction la plus immédiate est encore trop souvent : « Ce n’est pas possible ». Et cette incrédulité prouve que nous n’avons pas tiré les leçons d’Auschwitz, de Buchenwald et de La Kolyma.

« Dehors, la vallée est noire. Aucun bruit n’en arrive. Les chiens dorment d’un sommeil sain et repu. Les arbres respirent calmement. Les insectes nocturnes se nourrissent dans les prés. Les feuilles transpirent, et l’air se gorge d’eau. […] Nous sommes au point de ressembler à tout ce qui ne se bat que pour manger et meurt de ne pas manger, au point de nous niveler sur une autre espèce, qui ne sera jamais nôtre et vers laquelle on tend […]. Mais il n’y a pas d’ambiguïté, nous restons des hommes, nous ne finirons qu’en hommes. La distance qui nous sépare d’une autre espèce reste intacte, elle n’est pas historique. C’est un rêve SS de croire que nous avons pour mission historique de changer d’espèce, et comme cette mutation se fait trop lentement, ils tuent. »

Robert Antelme, L’Espèce humaine, Gallimard, 1957.

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