L’hommage du vice à la vertu
Luc Chatel, actuel titulaire du portefeuille de l’Éducation nationale et ancien VRP de luxe pour L’Oréal, avait fait son petit coup médiatique lors de la rentrée de septembre en annonçant le retour des cours de morale à l’école. Ainsi, l’enseignant était invité à commencer la journée par un commentaire de maximes célèbres du genre de celle-là : « Bien mal acquis ne profite jamais ». Prenons le ministre au mot et illustrons cette vérité éternelle avec un destin bien français, celui du notable et entrepreneur de BTP nantais André Morice dans les années 1940 et 1950.
Le bonhomme a commencé sa carrière comme co-directeur de l’Entreprise nantaise de travaux publics et paysagers (ENTPP), une boîte de trois cents salariés, spécialisée dans le terrassement des aérodromes. En 1939, il affronte de graves difficultés financières. En 1944, il est à la tête d’une affaire florissante qui a réalisé au bas mot seize millions de bénéfices. Entre-temps, il y a eu le réaménagement des aérodromes du sud de la Bretagne utilisés pour écraser les villes anglaises sous les bombes et la construction du Mur de l’Atlantique destiné à stopper les ardeurs balnéaires des GI’s américains. Condamné pour collaboration économique avec l’occupant, après une enquête minutieuse du Comité de confiscation des profits illicites, il se défend en parlant de travail forcé et de réquisition. Pourtant une riche correspondance montre que l’ENTPP a sollicité les nazis en promouvant sa compétitivité, son matériel moderne et son savoir-faire. Las, rien n’y fait et voilà notre gros Dédé, maniant avec habilité toutes sortes d’arguties et jouant au mieux de ses réseaux d’influence comme des défaillances de l’épuration économique dans la France libérée, blanchi en appel. Son destin politique est désormais en marche : il s’empare, dès 1945, de la députation de Loire-Inférieure sous l’étiquette radicale-socialiste, il est sous-secrétaire d’État en 1947, plusieurs fois ministre à partir de 1950.
« Spécialiste en mur fortifié »
C’est à ce moment qu’il va faire entrer son nom dans l’Histoire. Très à l’aise dans les coups fourrés politicards de la IVe République, André Morice se fait bombarder ministre de la Défense en 1957 avec la volonté de défendre bec et ongles l’œuvre coloniale française en Algérie. À l’instar d’un François Mitterrand (au parcours, à certains égards, étrangement ressemblant), il s’en prend violemment à tous ceux, journalistes, militants et intellectuels, qui osent dénoncer les tortures perpétrées par l’armée au motif qu’ils se rendraient coupables de trahison – on sent l’homme d’expérience – en ces heures particulièrement sombres. Surtout, il fait réaliser en trois petits mois la fameuse ligne Morice, une ceinture électrifiée de quatre cent soixante kilomètres, le long de la frontière entre l’Algérie et la Tunisie. Les députés communistes ont alors beau jeu de rappeler son passé de « spécialiste en mur fortifié » et laissent entendre que des engins loués à son entreprise auraient participé aux travaux. Sans résultats. Le chantier s’étoffe pour dissuader définitivement les transferts de matériels et d’hommes de l’Armée de libération nationale (ALN) : évacuation et regroupement manu militari des populations locales, réseau de bunkers, batteries de canons à tirs automatiques déclenchés par radar, patrouilles motorisées en permanence, millions de mines antipersonnel… Si ce funeste dispositif n’empêchera pas la victoire de l’ALN – de même que tous les murs édifiés dans l’histoire ont toujours fini par céder –, il continuera à tuer sans discrimination quarante-cinq ans après l’achèvement du conflit. Il est assez sidérant de constater que l’armée française, en la personne de son chef d’état-major, n’a remis le plan des champs de mines de la ligne Morice (et de sa jumelle marocaine, la ligne Challe) aux autorités d’Alger qu’en octobre 2007. Une coupable rétention d’information qui aura causé la mort de milliers de personnes sans compter toutes celles qui sont restées estropiées. Quant à André Morice, il traînera jusqu’au bout dans les allées du pouvoir, petit seigneur en fief de Loire-Atlantique, maire de Nantes pendant douze ans, sénateur pendant dix-huit ans. Un destin exemplaire.
Cet article a été publié dans
CQFD n°94 (novembre 2011)
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Paru dans CQFD n°94 (novembre 2011)
Dans la rubrique Les vieux dossiers
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Mis en ligne le 11.01.2012
Dans CQFD n°94 (novembre 2011)
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