Algérie libertaire

Jean Sénac : le soleil et des armes

Soixante-trois ans après sa parution initiale, les éditions Terrasses rééditent un ovni littéraire : Le Soleil sous les armes, une anthologie-manifeste que l’homme de radio et poète algérien Jean Sénac, « fils indocile de Camus1, compagnon de poèmes de René Char », avait lancée en plein Paris alors que son pays s’embrasait. La présente édition regroupe également deux recueils du poète, ainsi que divers hommages publiés après son assassinat.
Par Lucas Ferrero

Avant d’être publié par Subervie en octobre 1957, Le Soleil sous les armes, ce manifeste dans lequel Jean Sénac, né à Béni-Saf en 1926 défend une poésie insurgée, a d’abord été lu en France lors d’une conférence de presse de la Nouvelle Gauche2, en mars 1956 – au moment où, confrontée aux « événements », l’Assemblée nationale vote les pouvoirs spéciaux avec les voix du PCF. Puis, en janvier 1957, une première publication dans Exigence provoque la saisie de la revue. Farouche activiste pro-indépendance, Sénac s’entête : il en fait à nouveau lecture au siège de l’Union générale des étudiants musulmans. Cinq mois plus tôt, le congrès du FLN dit « de la Soummam », organisé clandestinement en Kabylie, a proclamé son projet d’Algérie indépendante et multiculturelle. C’est à cette croisée des chemins que se situent l’œuvre et l’engagement de Jean Sénac.

Le tour de force de ce Soleil, essai sur une poésie algérienne en devenir, consiste à mêler la parole de Victor Hugo (« Voilà ce que nous fait cette France superbe, disent-ils. Famine à Oran. Famine à Alger. Et l’Arabe devient épouvantable et fou ») à celle de l’écrivain Mohammed Dib (« Il nous faut beaucoup de force pour tenir tête au malheur, sinon nous deviendrions comme des bêtes féroces »). Et entre les deux, le chant chaâbi de Hadj El-Anka ou un poème fellaga transmis depuis le maquis. Jusqu’aux vers enfiévrés d’étudiants algérois – Jacques le « Juif », Aït Djafer l’ » Arabe » et Philippe le « Français » : « Vu la faim. Vu la peur. Vu la haine. Un regard claque à la fenêtre. Un enfant meurt dans la rue. Assez. Casse tout  ! »

Réédité en 2020, ce brûlot au lyrisme parfois daté ravive l’idée qu’on n’a rien sans se battre. Jean Sénac, alias Yahia El Ouahrani, ne peut être réduit à son activité littéraire, affirmera le poète Ghaouti Faraoun : « sa poitrine chantait en arabe » et sa langue sonne comme un baroud. Convoqué dans ces mêmes pages, l’écrivain Kateb Yacine enfonce le clou : « Loin de nous franciser, la culture française ne pouvait qu’attiser notre soif de liberté. » Résistance, dix-sept ans après la Libération, redevient ici un maître-mot. « Épouses fraternelles, le bonheur soit avec vous », salue Jean Amrouche, traducteur de chants berbères.

L’ouvrage rassemble donc aussi des hommages écrits après la mort de Sénac. « Jean signait d’un soleil, ce n’était pas là coquetterie de poète : il brûlait réellement et a brûlé ceux qui l’ont aimé », enrage Faraoun. « Le mot : frère, frère », invoque le poète Jean Pélégri. Intimement liée au mektoub3 national, la sensualité de ses mots (« ces bâtards qui courent tout le temps ») débordait du cadre militant, annonçant de périlleuses dissidences politiques et existentielles. Depuis les fulgurances rimbaldiennes de ses vingt ans, le corps parlé des copains n’a cessé de se chercher entre rires, mer et rochers. « Ce pauvre corps aussi veut sa guerre de libération. » Yahia Sénac dérange l’antagonisme ethnico-religieux que se renvoient en miroir la puissance coloniale et les chefs de l’armée des frontières qui confisqueront la révolution. « Je vous vois futurs imitateurs, les voleurs de mot d’ordre, les papes qu’on intronise. » Et bouscule les identités figées qui encloisonnent encore aujourd’hui les deux pays.

« Non-musulman, homosexuel, poète, révolutionnaire… », énumère la poétesse Nathalie Quintane, dans la préface de cette nouvelle édition. La noirceur désespérée et amoureuse des derniers poèmes de Sénac se révèle prémonitoire. « L’heure est venue pour vous de m’abattre, de tuer en moi votre propre liberté, de nier la fête qui vous obsède. » La nuit du 29 au 30 août 1973, il meurt poignardé dans sa cave de la rue Élisée-Reclus, à Alger. Peu de temps avant Pasolini, dont la mort violente fera écho à la sienne. Et en sombre prélude à la bigoterie qui ensanglantera l’Algérie des années 1990.

Mais « supprimer le contradicteur ne supprime pas la contradiction », insiste Quintane. Nul doute que les vers de Sénac courent à présent les mêmes rues que le Hirak, avec « ces bras comme un vocabulaire pour barrer la rime aux affronts. » Sur cette rive aussi, en ces temps de couvre-feu, le corpoème4 de Yahia déconfine le cœur et la tête. « Car rien si ce n’est sur l’esprit n’est fondé. Mais rien non plus si la chair n’y a pris part. Non, aucune parole qu’elle ne l’ait d’abord été sur tes lèvres. »

Bruno Le Dantec

1 « Camus nous a enseigné les vertus du silence. Dommage, moi je suis bavard. » (Lettre à Jean Daniel, 25 octobre 1957).

2 Mouvement uni de la nouvelle gauche, qui participera deux ans plus tard à la création de l’Union de la gauche socialiste (UGS).

3 « C’était écrit » : expression arabe qui fait référence au destin.

4 C’est le titre d’un de ses recueils.

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