« Plein le dos », le bouquin
Je te dirai les mots jaunes
On n’en est pas encore revenu : à l’automne 2018, une marée humaine-trop-humaine a submergé le pays, mouillant tout le monde, même celles et ceux qui se croyaient à l’aise, les pieds au sec. Partie des ronds-points (non-lieux emblématiques de la non-vie moderne) pour aller fracasser ses vagues successives sur les vitrines bling-bling prout-prout des « Champs » et du bon chic parisien, elle a marqué les consciences pour longtemps.
Au cœur d’un mouvement qui peu à peu s’inscrivait dans la durée, Plein le dos apparaît en janvier 2019. L’idée est d’imprimer des photos de dossards bavards sur des feuilles jaunes, A3 recto verso pliées en quatre, et de les vendre à la criée. Il s’agit, acte après acte, de contribuer à faire le lien entre les milliers de « périphéries » convergeant sur la capitale, mais aussi avec celles qui, pour x raisons, restent sur leurs terres d’origine. Titre et sous-titre : « PLEIN LE DOS – Pour une mémoire populaire. La rue contre le mépris. »
« Il fallait contrer les mensonges de la presse, explique Anouk, membre du collectif et crieuse de rue. Taxés de pollueurs, fachos, racistes, homophobes, antisémites, complotistes..., les Gilets jaunes ont bon dos. Pourtant, sur leurs épaules, le message est tout autre. On voulait montrer ça. » Ce n’est pas un hasard si le projet se cuisine d’abord à Paris. Les foules qui y déboulent le samedi, avec leurs dégaines de prolétaires, leurs chants de stade, leurs drapeaux tricolores ou régionaux, leurs jurons anti-Macron, hérissent bien des « progressistes » confits de citoyenneté, universalisme abstrait ou autre idéologie fermée. La galerie de portraits sans visage des Plein le dos met les points sur les i : « Tarlouze violente », « Gitan en galère », « Mamie gigi Dunkerque », « Matgoulish gili jone » [« Ne m’appelez pas “gilet jaune”, en arabe dialectal], « Je suis Zineb », « Paysanne vénère », « Cheminote déter »… Autant d’armoiries perso’ sur des gilets customisés, fièrement arborés, en réponse à l’intox.
Fin 2018, beaucoup ont craint (ou souhaité) assister à l’insurrection d’un populo de droite – souvent les mêmes qui faisaient supporter aux « jojos en fluo » les stigmates du mépris de classe. Le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner donnait le signal de la curée policière en les accusant de monter à la capitale « pour casser et tuer ». La France des assis refusait d’admettre que, dans ce Paris assassiné de longue date par les Versaillais, c’est au tour des ruraux, banlieusards et autres périurbains de porter haut l’esprit des communards et des sans-culottes.
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Plein le dos a ensuite essaimé « en province ». « Après chaque samedi, de nouvelles photos nous arrivent d’un peu partout, raconte Anouk, qui navigue entre Toulouse et Marseille. Du coup, c’est compliqué d’arrêter le compteur pour faire un bouquin. Mais comme il n’est pas question d’oraison funèbre, on a accepté l’idée de fabriquer un objet non définitif, qui témoigne d’un phénomène loin d’être mort. »
Périurbaines au point de crécher en Ariège, Les éditions du Bout de la ville ont bien bossé. Si le livre balance sans commentaire autant de gilets énervés que de jours dans l’année, des annexes en français et en anglais décryptent et contextualisent les jeux de mots, les coups de gueule, les chansons et les slogans détournés qui, avec le temps ou la distance, pourraient virer abscons. Plus que des notules techniques, elles font sens et nourrissent la réflexion. Parce qu’à l’heure où la population hésite encore à se soulever vraiment contre un gouvernement qui travaille contre elle, ce bouquin et ces feuilles montrent des éclats de sauvagerie salutaires (comme la brève mais jubilatoire gratuité des péages), la socialisation d’espaces stérilisés par l’aménagement du territoire et, surtout, une critique radicale de la représentation politique.
À la fin d’un défilé marseillais contre la réforme des retraites, alors que la sono canalise les troupes vers les cars de ramassage en saturant l’air d’une Internationale enregistrée, un contingent inattendu avance. « Gilet jaune, quel est ton métier ? », scande une femme au mégaphone. « Ahouou ! Ahouou ! », répondent une centaine de trognes marquées par la vie, dont pas mal de « sans-dents » condamnés au minimum vieillesse. Ce sont eux, autant que la jeunesse et une base syndicale dépassant la stratégie confédérale par des modes d’action plus décisifs, qui amèneront la victoire.
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Plein le dos, 365 gilets jaunes, novembre 2018-octobre 2019 (Les Éditions du Bout de la ville)
Où va le fric ?
Sur son site, Plein le dos affiche les détails de sa comptabilité et l’usage de l’argent collecté. La vente des feuilles jaunes a permis de donner plus de 14 000 € à l’Assemblée des blessé.es, Désarmons-les et les Mutilés pour l’exemple (collectifs dénonçant les violences policières). Les bénéfices du livre seront reversés aux victimes de la répression judiciaire. Pour en savoir plus : Pleinledos.org
Cet article a été publié dans
CQFD n°184 (février 2020)
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Paru dans CQFD n°184 (février 2020)
Par
Illustré par Plein le dos
Mis en ligne le 09.04.2020
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