Le loyer ne passera pas par eux

Home, squat home

Ils passent souvent inaperçus, si ce n’est du voisinage, du proprio et de la flicaille. Une discrétion indispensable pour se donner le maximum de chances d’échapper à l’expulsion. Les squats dits d’habitation sont pourtant bel et bien là, au cœur des villes ou aux tréfonds des campagnes. Témoignages.
Par Lise Lacombe

Une ombre dans la nuit. Qui enjambe une bordure de fenêtre ou crochète une serrure. Pénètre sans bruit dans les murs. Ouvre la porte pour faire entrer ses camarades qui attendent un peu plus loin. Voilà les squatteurs à l’intérieur. Ils changent vite la serrure, barricadent la porte, obstruent les ouvertures. Puis attendent. Jusqu’à la visite des flics ou d’un huissier. Ou jusqu’à ce que le délai légal de 48 heures soit écoulé 1. Ce n’est qu’une fois celui-ci passé qu’ils pourront s’appuyer sur le Code civil pour faire du lieu leur domicile principal, et sur le Code pénal pour justifier l’inviolabilité de celui-ci. Cette phase passée, il sera temps de penser à habiter – mais avec la menace de l’expulsion toujours présente dans un coin de la tête.

Voilà pour le scénario idéal. Quand tout se passe bien. C’est loin d’être toujours le cas. Ouvrir un squat, fût-il discret et d’habitation, qu’il se trouve au cœur de la ville ou au fin fond de la cambrousse, c’est d’abord accepter la probabilité de l’échec. « Quand tu arrives, tu ne sais pas si le lieu va tenir quelques jours ou plusieurs mois, explique Jojo 2, qui compte une dizaine de squats au compteur. Mais tu n’as pas le choix, tu dois te mettre au boulot : nettoyer, remettre l’eau et l’électricité, récupérer des meubles dans la rue, lancer des travaux d’aménagement… » Une étape indispensable pour se sentir chez soi – home squat home. Sauf que le chez-soi peut très vite ne plus l’être. Et les heures (voire les jours ou semaines) de travail auront été abattues en pure perte. Jojo encore : « Ça coupe parfois les jambes : tu t’investis à fond, tout en sachant que le risque d’expulsion plane. À force, ça fatigue. Tu finis par avoir envie de te poser, de souffler sans avoir à te dire que bientôt il faudra tout recommencer.  »

Un travail de repérage en amont permet de mettre davantage de chances de son côté. Une reconnaissance qui s’effectue d’abord de visu : « Observez si les lieux sont bien vides et s’il n’y a pas de passage, résume la brochure ‘‘ Le squat de A à Z ’’ 3. Il y a divers indices : volets fermés, boîte aux lettres pleine de vieilles pubs, tas de feuilles mortes devant la porte, jardin en friche, état du bâtiment… Pour vérifier s’il y a du passage, placez un bout de papier discret dans l’embrasure de chaque porte et portail, et vérifiez régulièrement leur présence. » Ce repérage se double souvent d’une enquête sur le propriétaire, histoire d’estimer le risque de le voir débarquer. Jérôme, passé par divers squats de l’Est parisien et du Sud de la France, aime cette étape : « J’ai toujours cherché à en savoir le plus possible sur le lieu. C’est-à-dire me rendre au cadastre pour trouver le nom du proprio, me renseigner pour savoir s’il habite à proximité, rechercher des infos à son propos sur Internet…  »

Enquête sur le proprio

Parfois, celui-ci est carrément aux abonnés absents. Ainsi de cette maison vide depuis une trentaine d’années dans une banlieue résidentielle de Marseille, demeure à l’abandon que Louise et deux de ses copines avaient repérée : « C’était une grande baraque avec jardin, dans un état déplorable. Elle faisait partie d’une succession, la famille se déchirait sur l’héritage et la maison était en indivision.  » Après y avoir réfléchi, les trois amies ont décidé d’écrire aux propriétaires pour leur proposer un arrangement : elles se chargeraient des lourds travaux d’aménagement contre une remise de loyer. Mais elles n’ont jamais eu de réponse. Et ont finalement pris possession de l’endroit à la hussarde.

Les proprios sont loin de se montrer toujours accommodants. Certains se font même justice eux-mêmes plutôt que de lancer une procédure d’expulsion. Et débarquent avec des sbires pour virer les squatteurs. « C’est plus effrayant que l’arrivée des flics, note Jérôme. Avec la police, il y a un cadre, surtout quand la procédure d’expulsion est lancée. Tandis qu’avec des gros bras, ça peut vraiment partir en cacahuètes...  » C’est ce qu’a connu Tic, squatteur de longue date qui venait de se dégotter un petit appartement à Marseille : « J’avais attendu 48 heures à l’intérieur, puis j’étais sorti quelques heures. Des gros bras sont passés pendant ce temps, ils ont pété la porte, et cassé ou volé mes affaires. Je ne suis évidemment pas resté dans l’appart’. »

« On partageait tout »

Perdre ses (maigres) possessions : voilà l’une des hantises de celles et ceux qui font le choix du squat. Une crainte qui pousse à ne pas accumuler. À voyager léger, comme Jojo à la fin des années 1990 : «  On récupérait des matelas à Emmaüs, des meubles dans la rue – on s’en fichait de les perdre en cas d’expulsion. Quand ça arrivait, je balançais mes vêtements et mes affaires dans deux sacs de couchage, et je m’en allais. » Il n’y avait pas grand-chose d’autre à sauver, souligne le même en souriant : « On était jeunes, on n’avait rien mais on partageait tout. On mettait notre argent en commun, on volait la nourriture et l’alcool, on rentrait en douce dans les concerts... » Bref, le minimum vital – que demande le peuple ?

Justement : il a parfois envie d’un peu de confort. Surtout en prenant de l’âge. « Pendant longtemps, je n’ai à peu près rien possédé – juste trois grands sacs d’affaires diverses, que je pouvais boucler à la va-vite, explique Jérôme. Mais j’ai fini par acheter un ordinateur. Et là, ça devient tout de suite plus chiant : si tu pars en week-end, il te faut chercher un endroit sûr où l’entreposer, parce que tu n’es jamais certain que le squat ne sera pas visité par les flics ou le proprio en ton absence. » Un stress toujours présent, comme en filigrane.

« C’est le côté chiant du squat : tu restes toujours précaire et tu dépenses beaucoup d’énergie à ouvrir et tenir le lieu », poursuit Jérôme, qui a ainsi alterné squats et locations classiques. Un cas de figure fréquent chez les squatteurs longue durée – il leur arrive d’opter pour le confort d’un bail, le temps de recharger leurs batteries ou, par exemple, d’élever des enfants en bas âge. Mais ils finissent souvent par retourner à leur premier amour. Par manque de thunes. Par goût de la vie en collectif. Et par amour de la liberté. À commencer par celle de « ne pas avoir à accepter un taf qui ne te plaît pas juste pour payer ton loyer  », remarque Jojo. Ainsi que celle d’aménager à l’envi son intérieur, souligne la brochure « Le Squat de A à Z » : « Squatter, c’est aussi habiter au sens plein du terme : c’est être libre et responsable de son lieu de vie. C’est pouvoir y faire ce que l’on veut sans se référer à un proprio qui de toute façon n’y vit pas. » Nulle autorisation à demander pour abattre une cloison, installer une mezzanine ou peindre les murs de toutes les couleurs.

« Un pro du bâtiment »

Et puis, à force de se retrousser les manches pour faire de la maçonnerie ou remettre en ordre de marche les circuits électriques, les squatteurs finissent par acquérir tout un éventail de compétences. Bien obligés. « Au fil des années, tu deviens presque un pro du bâtiment », rigole Jojo, qui souligne au passage : « Dans tous les squats où j’ai vécu, nous avons laissé l’endroit en meilleur état que celui dans lequel on l’avait trouvé.  » Même chose pour Louise et ses deux copines, qui ont travaillé des mois à remettre en état la maison très délabrée qu’elles avaient récupérée. Toutes trois ont dû serrer les dents et s’entêter pour parvenir à rendre l’endroit vivable : «  Ç’a été compliqué de remettre l’eau. On n’y serait d’ailleurs pas parvenu si on n’avait pas reçu des coups de main de gens plus expérimentés.  »

C’est qu’entre squatteurs, l’entraide joue à plein – le mode d’habiter rapproche et permet de facilement nouer des liens entre les lieux. Soutien en cas de tentative d’expulsion, échange de compétences, coups de main occasionnels… Une solidarité d’autant plus forte que les squatteurs sont confrontés à une même adversité, celle imposée par un monde dont ils ont refusé les règles (immobilières). Cet habitat du refus fait sens par lui-même, souligne la brochure sus-citée : « Chaque squat est différent. […] Mais tout squat est ‘‘politique’’, dans la mesure où il bouleverse, même parfois involontairement, l’ordre social et la propriété.  »


1 Une loi de juin 2015 est censée avoir restreint la possibilité d’invoquer ce délai de 48 heures. Mais pour l’instant, pas de retour sur son application.

2 Tous les prénoms ont été modifiés.

3 Disponible sur le site squat.net

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Paru dans CQFD n°162 (février 2018)
Dans la rubrique Le dossier

Par Jean-Baptiste Bernard
Illustré par Lise Lacombe

Mis en ligne le 13.12.2018