Machine arrière
Fessenheim, Nogent… et la banalité des becquerels
Est-ce que la petite va avoir son BTS ? Est-ce que Karine me dira oui samedi ? Est-ce qu’on va pouvoir rembourser ce prêt à la banque ? Est-ce que ma mère va faire une rechute ? Est-ce que l’usine de Farid va encore licencier l’an prochain ? Est-ce que Nora va avoir une fille, cette fois ? Cet été, on part à la mer ou à la montagne ? Et l’OM, vainqueur du PSG, c’est pour quand ?
D’après le magazine Science & Vie de septembre, toutes les attentes, les petites joies et les grandes peines de notre quotidien pourraient bien voler en éclat un de ces jours, sous le coup d’un accident nucléaire majeur. Oui, c’est Science & Vie, ce bulletin de publicité mensuel pour l’innovation lucrative et la connaissance au service de la puissance qui le dit, et sur la base de rapports tout à fait officiels, s’il vous plaît1. L’information importante du long dossier de ce numéro n’est pas que les centrales nucléaires d’EDF présentent des risques considérables pour la vie de millions de gens à travers la France. Cela, des milliers de textes, de banderoles de manifestations ou d’autocollants sur les voitures le disent depuis 1970. Non, l’information importante, c’est qu’au cœur de l’appareil d’état, on se prépare désormais activement et assez ouvertement à gérer un accident atomique grave. Il faut se rendre compte de l’énormité de la nouveauté : pendant des dizaines d’années, toute personne impliquée dans l’entreprise de nucléarisation de la France niait farouchement la possibilité d’un tel événement.
Bien sûr, ce revirement est une retombée de la catastrophe en chaîne survenue au Japon à partir du 11 mars 2011. Mais c’est aussi sans doute un effet des choix fondamentaux opérés implicitement par les autorités ces derniers mois. En ce mois d’octobre 2014, ce sont plus de 33 réacteurs sur 58 qui ont atteint ou dépassé les 30 ans de fonctionnement ; et à la fin de 2016, si aucun n’est arrêté d’ici là, le nombre de réacteurs trentenaires passera à 42. Or, souligne Marie-Christine Gamberini, militante des Amis de la Terre France, dans une récente lettre ouverte à ses camarades : « En 1964, la durée de vie envisagée par la commission PEON pour ses futurs réacteurs nucléo-électriques se situait dans une fourchette de 15 à 30 ans, avec une durée de 20 ans privilégiée dans les calculs. Autrement dit, les réacteurs n’ont jamais été prévus pour durer 30 ans : il était juste escompté qu’ils tiennent 30 ans au mieux, un parc de centrales tout neuf étant censé les remplacer dans l’intervalle. En 1977 encore, dans ses hypothèses réactualisées, la même commission tablait sur un fonctionnement en base sur 21 ans. »
C’est dire l’ampleur du renoncement et de la compromission des groupes anti-nucléaires et écologistes qui participent au prétendu « débat national sur la transition énergétique », et qui ne contestent plus du tout la prolongation du fonctionnement des centrales vers une durée de 40, voire 50 ans2.
Ainsi, en 2014, un magazine grand public, disponible dans tous les kiosques de France, peut titrer sur la probabilité d’un accident nucléaire dans un futur proche sans que s’ensuive aucune réaction populaire ou aucune polémique médiatique. Après des décennies de dénégation, nous sommes désormais face à une stratégie de banalisation. La perspective d’une catastrophe et d’une contamination radioactive massive de l’Hexagone est intégrée aux prévisions des spécialistes et des administrations. Elle pourrait un jour, qui sait, faire partie du cours normal de l’économie et de nos soucis quotidiens. « A l’instar du lucratif marché de l’assainissement de l’eau, le marché du matériel de détection de la radioactivité, de protection, de décontamination est une manne sans fin. » (M.-C. Gamberini)
Face à cette transfiguration en cours de la réalité, on ne peut qu’inviter ceux qui ne veulent pas avaler n’importe quoi à consulter tout document relatant avec réalisme et colère les accidents nucléaires déjà advenus3 ; à s’impliquer dans des regroupements pour lesquels il est impensable de se battre pour moins qu’une fermeture au plus vite de toutes les centrales existantes. Et à répandre l’idée que les élections mettent aux prises des candidats à la gestion du crime nucléaire, puisque aucun parti y participant ne se prononce pour une telle fermeture : ces messieurs-dames sont si soucieux de la grandeur de la France qu’aucun ne recule devant le risque d’en vitrifier une bonne partie…
1 Cf. Science & Vie n°1164, « Accident nucléaire. Comment la France s’y prépare ».
2 En première page du Monde du 12 octobre, on pouvait lire ce titre glaçant : « Transition énergétique, l’exécutif sanctuarise le nucléaire ».
3 Cf. Bella et Roger Belbéoch, Tchernobyl, une catastrophe, éditions La Lenteur, 2012 ; et Arkadi Filine, Oublier Fukushima, éditions du Bout de la Ville, 2012.
Cet article a été publié dans
CQFD n°126 (novembre 2014)
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Paru dans CQFD n°126 (novembre 2014)
Dans la rubrique Chronique du monde-laboratoire
Par
Illustré par Rémi
Mis en ligne le 18.12.2014
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22 décembre 2014, 07:04
"se situait dans une fourchette de 15 à 30 ans, avec une durée de 20 ans privilégiée dans les calculs." Ça, c’était avec les calculs de l’époque. Depuis la recherche sur les matériaux a beaucoup avancé. A part la cuve et l’enceinte de béton, tout est neuf dans une centrale.