Entretien avec Roberto Saviano, auteur de Gomorra
CQFD : L’État italien est historiquement et culturellement moins implanté dans sa société que l’État français. Est-ce encore un élément utile pour expliquer l’enracinement mafieux et son développement actuel ?
Roberto Saviano : Ici, il ne faut pas réfléchir en terme de bipolarité, État contre anti-État. Ça n’existe pas. Les mafias font partie de l’État et l’État fait partie des mafias. Il existe une remarquable corrélation entre l’évolution du pouvoir mafieux et celle du pouvoir étatique. Sans aucun doute, la Camorra a été bien plus capable que l’État de pénétrer le tissu social. Voilà la grande différence : sa capacité à donner des réponses aux demandes, aux besoins des gens comme aux attentes du marché. Les officines mafieuses sont bien plus efficaces pour trouver un boulot ou un salaire à celui qui en a besoin que les « Pôle Emploi » étatiques. Pourquoi se poser la question d’échanger et d’agir de manière légale,quand il est bien plus aisé d’obtenir une situation en tirant un trait sur sa propre moralité ?
Avant de se fondre dans l’économie de marché, qu’était la Camorra ?
Elle était guapparia, c’est-à-dire une sorte d’organisation secrète qui levait un impôt sur toutes les activités illégales. Une bourgeoisie de la misère. Aujourd’hui, ce n’est plus ça. Depuis un demi-siècle, ce n’est plus ça.
Dans les sociétés modernes, la politique est toujours en retard par rapport au temps imposé par l’économie. Les organisations mafieuses semblent capables d’interpréter la réalité et les défis de la mondialisation avec une plus grande agilité. Pourquoi ? Et à quel prix ?
La politique a l’énorme défaut de ne pas avoir les pieds sur terre. La criminalité organisée vit, elle, en contact étroit avec le quotidien : elle ne craint pas d’y tremper les mains et respire l’air de la nécessité. Elle l’évalue, le mastique et le transforme en business. Elle exploite tout ce qu’elle peut. À tel point que les organisations criminelles sont aujourd’hui suturées sous la peau de la vie économique. Elles sont plus compétitives et réactives que n’importe quelle multinationale. Elles font preuve d’une capillarité mercantile à faire pâlir d’envie les grandes entreprises. Elles savent ce qu’elles veulent,connaissent bien la demande et imposent une offre imbattable. À quel prix ? Le coût est payé en âmes damnées, massacres, corps cramés dans des carcasses de voiture, exploitation au noir et chantages auxquels il devient très difficile de résister.
Tu as publié les noms et prénoms des « boss » camorristes et de leurs complices dans le monde des affaires,mais tu as été plus prudent sur l’infiltration mafieuse dans le monde politique. C’est le prix à payer pour ton actuelle protection ? Es-tu encore libre de parler ?
Je ne suis pas un homme qu’on fait chanter. Cette protection m’a été offerte pour me permettre de continuer à parler au plus de monde possible. Mais les noms en politique sont plus difficiles à donner, pour la simple raison que c’est plus compliqué d’avoir des certitudes sur les culpabilités. Et tu ne peux pas te permettre de faire des erreurs, parce que sinon tu deviens un Savonarole1 de l’antimafia, qui en accusant tout le monde d’être des mafieux finit par donner l’impression que personne n’est mafieux. La présence des mafias à l’intérieur du monde politique est de plus en plus forte,mais c’est difficile à prouver. Je donne des noms quand je suis sûr de la consistance des accusations, comme dans le cas de Nicola Cosentino, vice-ministre dont les services antimafia de Naples ont demandé l’arrestation. Parce qu’un appel d’offres, une concession de marché ou un mandat de comparution sont des documents tangibles.
Quels sont les anticorps générés par la société italienne pour résister au pouvoir mafieux ?
Il m’en vient deux à l’esprit : un de type aristocratique, comme le cas de Sorrento ou de la côte amalfitaine, où les vieilles familles bourgeoises ou nobles,quand elles sont en crise,vendent leurs propriétés seulement à leurs pareils et aux locaux pour éviter toute infiltration mafieuse. L’autre, c’est l’idée libérale de rendre la légalité plus avantageuse pour permettre à la libre entreprise de grandir hors du contrôle mafieux, et espérer ainsi détruire le crime organisé…
Paraphrasant Robert Kaplan (« Regarde le zéro et tu ne verras rien, regarde à travers le zéro et tu verras l’infini »), tu as écrit « Regarde la cocaïne et tu verras juste de la poudre, regarde à travers elle et tu verras le monde » 2. L’économie criminelle est devenue une composante essentielle du marché mondial. Dans sa crise perpétuelle, le capitalisme n’est-il pas tenté de recourir de plus en plus souvent à de tels procédés d’accumulation primitive ?
L’accumulation originaire –ou primitive,comme tu dis– est nécessaire dans un marché de plus en plus dominé par des monopoles. Dans une période de crise comme celle-ci, seules de considérables disponibilités d’argent liquide permettent de faire de gros investissements pour résister à la concurrence et, a fortiori, gagner de nouvelles parts de marché. N’oublie jamais : business, business, business.Voilà les trois mots-clés de la pègre. Tout doit converger dans le business, y compris l’imagination et la créativité pour trouver de nouveaux domaines d’activités et augmenter ses gains.
Peut-on dire alors que l’activité mafieuse agit aujourd’hui comme un accélérateur de l’économie légale ?
Apparemment, oui. En réalité, l’économie criminelle se présente sur les nouveaux marchés avec des propositions avantageuses : prix compétitifs, main-d’œuvre corvéable. Cela devrait être des signaux alarmants pour les entrepreneurs honnêtes ayant affaire à ce genre d’offre : le risque encouru est bien pire que le bénéfice obtenu initialement. Ces timides entrées dans le marché se transforment rapidement en dégénérescence incontrôlable, comme une métastase : celui qui au début t’offrait une main-d’oeuvre à bas coût devient ensuite ton premier concurrent, capable de rafler les appels d’offres et disposant d’énormes quantités d’argent à blanchir. Seconder ou demander un soutien à cette économie souterraine revient à lui ouvrir les portes et renoncer à reprendre un jour le contrôle de la situation.
Les groupes mafieux ne semblent pas souffrir de la crise. Au contraire, ils arrivent à en tirer profit, en véritable avant-garde de l’économie globale. Dans quelles circonstances pourraient-ils faire faillite ou,tout au moins, subir la crise économique ?
Espérer qu’ils échouent reviendrait à attendre la faillite des multinationales comme Nestlé, Henkel… Il faut savoir que la criminalité organisée est versatile : elle opère dans plusieurs domaines, avec une capacité d’adaptation incomparable, caméléonesque. Les groupes criminels sont aujourd’hui gérés par des personnes cultivées, bien préparées, avec un haut degré de professionnalisme. Les « boss » investissent dans des œuvres d’art, publient des livres, dissertent sur la psychanalyse et envoient leurs fils dans de grandes universités. Il ne s’agit plus seulement de sang, de brutalité et de puissance militaire. Il ne faut pas se laisser piéger par l’imaginaire du mafieux à chapeau mou : ceux d’aujourd’hui sont toujours des individus sans scrupule,mais ils ont plusieurs diplômes en poche, à coté du flingue. Et cette formation sert à tuer autant, sinon plus, que les armes. Il ne s’agit pas de personnages folkloriques. Ce sont des fils de propriétaires terriens et d’entrepreneurs de la construction. Eux-mêmes se définissent comme des entrepreneurs. Plus que sur une faillite, il faut miser sur une nouvelle culture. Je crois beaucoup aux jeunes, aux changements qu’ils peuvent apporter. Je comprends et j’approuve leur envie d’émigrer, mais j’espère aussi qu’une fois qu’ils auront connu d’autres pays, ils auront la volonté de retourner dans le Sud pour y introduire des expériences positives et démontrer qu’une autre Italie est possible.
Certaines grandes marques de l’industrie du luxe passent des accords avec le crime organisé pour inonder le marché avec des contrefaçons –moins chères– de leurs propres produits… On en trouve jusqu’à Istanbul. Quelles sont les relations des mafias italiennes avec les réseaux de commerçants orientaux qui transitent sur ces mêmes routes commerciales ?
Les rapports sont très variés. Une enquête des services de l’antimafia de Naples a révélé par exemple des relations du clan Mazzarella avec des Arabes liés au fondamentalisme islamique. Le clan leur a permis de vivre en toute tranquillité à Naples sous de fausses identités et munis de fausses cartes de séjour. En échange, les Arabes ont fourni du haschisch à prix cassé, mais surtout ils lui ont ouvert un marché au Maghreb pour leur production contrefaite de chaussures, de vêtements, etc.
Dans Gomorra, tu décris longuement la présence chinoise à Naples. Quel est son rôle dans la fabrication de contrefaçons textiles au sein des fabriques sous contrôle camorriste ?
Depuis longtemps, les triades chinoises ont tissé des rapports d’égal à égal avec la Camorra. Le port de Naples est aujourd’hui sous contrôle chinois, c’est-àdire de capitaux chinois – pas forcément de la mafia chinoise, même si souvent la limite entre capital légal et capital mafieux est difficile à situer. La volonté des clans est de renforcer toujours plus le lien entre la Chine et Naples. C’est, parmi d’autres, un moyen de compter sur une main-d’œuvre spécialisée à bas coût. La communauté chinoise est discrète et laborieuse, deux qualités très appréciées par les organisations criminelles de la zone.
Tu as affirmé que le problème n’est pas seulement italien, mais européen. Quelles sont les organisations qui investissent en France ? Dans quels secteurs et quelles affaires ?
En France, il y a des clans calabrais, siciliens et de Casal di Principe [Campanie]. Ils investissent dans le ciment, les boutiques de luxe, les restaurants, les hôtels, les transports, la distribution, les denrées alimentaires… Mais en France, le gouvernement s’intéresse peu à la criminalité organisée et préfère se focaliser sur la criminalité sociale. La pègre corse est intéressante, capable de se structurer avec des mécanismes similaires au milieu italien. Le gang de la Brise de mer est toujours là, même si l’État français fait semblant de le croire mort.
En ces temps de mondialisation, qu’est-ce qui différencie les organisations mafieuses russes, bulgares, nigérianes,mexicaines ou colombiennes des systèmes mafieux italiens ? Ce qui se passe à Naples ne semble pas très différent de ce qu’on voit dans les métropoles d’Amérique du Sud…
Les marchés criminels opèrent des mutations rapides et les mafias aussi. Chacune selon ses propres déclinaisons, mais au fond, les organisations deviennent comparables. Ce qui est frappant, c’est que presque toutes se structurent sur le modèle des organisations criminelles italiennes.
Pourquoi as-tu défini le Mexique comme une « narcodémocratie » ?
Il subsiste encore une structure démocratique au Mexique : des élections plus ou moins libres,un marché plus ou moins libre, des ministres, un système de santé. Mais le narcotrafic tire les ficelles. L’État mexicain existe encore parce que les narcos ont besoin qu’un État existe.
Quel type de menace représente aujourd’hui la ’Ndrangheta calabraise, après les récents attentats perpétrés comme autant de messages d’intimidation ?
C’est comme s’ils voulaient se faire de la publicité : quand une entreprise planifie des campagnes de pub, elle le fait parce qu’elle a besoin de récupérer ou de réaffirmer ses parts de marché. C’est aussi le cas avec la ’Ndrangheta. C’est comme s’ils avaient affiché des panneaux publicitaires pour confirmer leur position dans le monde. C’est parce qu’elle a besoin de s’imposer à nouveau, y compris sur le plan médiatique, public,symbolique. Ça signifie qu’un court-circuit a eu lieu, qui met en crise leur crédibilité. Et ça, c’est un élément positif.
À propos de la révolte des ouvriers agricoles immigrés de Rosarno, désigner la ’Ndrangheta comme seule responsable n’empêche-t-il pas de prendre en compte la responsabilité des propriétaires terriens, des politiciens locaux et de la politique agricole européenne ?
Tous ces gens-là ont sans doute des responsabilités, mais je crois qu’il est important de maintenir les projecteurs sur les vrais protagonistes, sur ceux qui gèrent la vraie trame de cette histoire d’exploitation éhontée. Les autres sont des seconds couteaux, des comparses. La gestion de ce secteur de l’économie est à l’heure actuelle entre les mains de la ’Ndrangheta.
Certains disent que la ’Ndrangheta et le racisme sont des alibis de « jeunes journalistes en mal de scoop », l’arbre qui cache la forêt des rapports de production capitalistes…
Quand des enquêtes importantes sont menées et que les véritables responsabilités sont débusquées, c’est facile d’accuser leurs auteurs de se prendre pour des divas. Mais les mécanismes criminogènes naissent et sont gérés d’en bas. C’est là qu’il faut commencer à observer et à raconter.
Contre l’emprise mafieuse,est-on condamné à militer pour la restauration d’un hypothétique état de droit ou bien existe-t-il des formes de résistance générées par la société locale ?
Ce qui s’est passé à Rosarno est un exemple extraordinaire de résistance. Les immigrés de Rosarno ont de fait défendu des droits que nous, les Italiens, avons renoncé à défendre. Eux ont accepté initialement de venir se faire exploiter, ils ont repeuplé des zones abandonnées, ils s’installent de manière pacifique, ils s’insèrent dans la société locale et, au fur et à mesure, deviennent autosuffisants en cherchant des systèmes d’économie alternatifs, honnêtes, le plus éloignés possible de la mafia, pour échapper à l’emprise de son système de représailles. Ils sont prêts à se faire exploiter pour vingt euros par jour, ils troquent leur vie contre un travail épuisant, mais, avec en contrepartie, la construction d’une nouvelle vie sur des territoires que les Italiens n’habitent plus. Ils se réapproprient la dignité qui accompagne l’accomplissement de travaux humbles. Les immigrés ont été les seuls, ces dernières années, à se révolter ouvertement contre les pouvoirs criminels.
À l’origine, les mafias ont sans doute été un mécanisme de résistance, puis un moyen de survie pour les plus pauvres. Aujourd’hui, alors qu’elles sont devenues parties intégrantes du système, quelles sont les échappatoires pour les gens simples qui ne sont ni affiliés aux clans ni fonctionnaires ?
Je ne crois pas qu’il y ait d’échappatoire. Naples est une ville populeuse. Une grande partie des Napolitains ne sont liés ni aux clans, ni à une activité légale. Ce sont des gens que les clans ne peuvent pas intégrer, ou qui ne veulent pas être intégrés. Seuls les plus habiles et les plus malléables finissent par s’affilier. L’économie informelle, les vols à la tire, les braquages, le vol de voitures permettent à beaucoup de survivre sans être pris en charge par les clans. Il existe une sorte de loi non écrite qui fait que ceux qui commettent ces petites arnaques doivent demander l’autorisation aux clans. Il arrive aussi qu’ils soient punis par la Camorra quand ils exagèrent ou touchent à qui ils n’auraient pas dû toucher. Mais la plupart des Napolitains ne vivent ni grâce à la Camorra, ni grâce à l’État.
Albert Camus, que tu aimes beaucoup, donnait une place importante à l’idée d’honneur. Le concept, dans le sud de l’Italie, a été habilement manipulé par les mafieux pour le mettre au service de leur propre grammaire, de leur propre pouvoir…
Ce que je désire par-dessus tout, c’est qu’on puisse se réapproprier les mots. Le crime organisé a détourné la signification noble de l’honneur. L’honneur, c’est sentir sa propre dignité offensée quand on est face à une injustice grave. La fierté d’être un homme d’honneur n’a pas sa place dans le système mafieux. Elle a sa place dans l’idée de défendre son droit au bonheur et de croire dans des valeurs communes sans calculer les conséquences. Je veux retrouver la fierté de ce mot. Sa signification comme le mot en lui-même. Je veux récupérer tout notre vocabulaire. Le seul mot que je leur abandonne avec plaisir, c’est la lâcheté. Celui-là ne nous sera d’aucune utilité.
1 Dominicain du XVe siècle rendu célèbre par ses prêches véhéments.
2 « Vi racconto l’impero della cocaina », article paru dans L’Espresso du 8 mars 2007.
Cet article a été publié dans
CQFD n°77 (avril 2010)
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Paru dans CQFD n°77 (avril 2010)
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Mis en ligne le 12.05.2010
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